Brève n° 68
Le français des banlieues et le grec
"Le grec éveille leur curiosité pour les mots"
Il
y a un an dans "Le Monde"
Descriptif : Marion Van Renterghem, "Homère et Shakespeare en
banlieue", Le Monde, 16 février 2007
Une cinquantaine
d’élèves, tous les ans, choisissent les options latin ou grec dans un lycée
parmi les plus défavorisés de Seine-et-Marne. D’autres font leurs premières
armes théâtrales dans l’anglais du XVIe siècle...
Les
retardataires arrivent au compte-gouttes. Les premiers arrivés se jettent sur
les places du fond, tirent les tables pour choisir leur voisin, affiner leur
emplacement, si possible « loin du prof ». Celui-ci entre à son tour.
« M’sieur d’Humières » a 36 ans, les cheveux en pagaille, une tête
ténébreuse à la Chateaubriand, un gros pull débordant sur son jean noir, le
corps entier prêt à affronter le marathon qui va suivre.
Il
est 11 h 30, jeudi, en grande banlieue parisienne. Au lycée Jean-Vilar, à Meaux
(Seine-et-Marne), le cours de grec ancien commence. Choisi en option par 50
(sur 350) élèves de seconde de ce lycée qui accueille les plus défavorisés du
département. Un cours de grec ancien, dans un établissement pourtant classé
« APV » (où les enseignants reçoivent une « affectation
prioritaire à valoriser »), avec seulement 65 % de taux de réussite
au bac en 2006. Et le même « prof » leur enseigne aussi Shakespeare.
Le principe est le même : viser haut.
Augustin
d’Humières reste debout, tournoyant la tête, pointant le bras de part et
d’autre, tel un agent de la circulation. « Abdullah, tu t’assieds
ici ! Sébastien, tu sors tes affaires et tu enlèves ta veste ! Abel,
Jamel ! Ça va mal se passer, bonhomme ! Tant pis pour toi, tu viens
t’asseoir à mon bureau. Quoi, Coralie, qu’est-ce qui t’arrive
encore ? » « M’sieur, vous avez un stylo à me
prêter ? », demande Coralie. Saïd échange à voix haute en arabe avec
son voisin. « Saïd, tu te tais et tu sors tes affaires ! » Le
voisin : « Mais il parlait pas, m’sieur ! » Saïd :
« Pff, je peux pas travailler dans des conditions pareilles ! »
Le professeur soupire. « Ça va pas le faire... »
Et
pourtant, bizarrement, « ça le fait ». Dans le brouhaha, les réponses
fusent, étonnantes. Etymologie de « archevêque » ? « Archè,
deux sens : vieux et pouvoir ! » Des dérivés ?
« Architecte, hiérarchie, monarchie ! » Le sens du mot
lithographie ? « De lithos, la pierre, et graphein, écrire :
graver sur la pierre ! » Dérivés de graphein ?
« Biographie ! Géographie ! »
Pas
mal. Au royaume des SMS, il est réconfortant de voir sur les copies les mots
les plus compliqués, tels « polythéisme », écrits avec le
« th » et le « y » là où il faut. On passe à la mythologie.
Comment est née Athena ? demande le professeur. « Dans des conditions
atroces, M’sieur ! » Hurlements de rire. « Elle est sortie de la
tête à Zeus, en armure ! », lance un autre qui, caché derrière les
pitreries, montre qu’il n’a rien oublié de l’histoire de la déesse.
Ces
élèves de seconde ont choisi le grec et, pour la plupart, ils
« kiffent ». Un miracle ? Plutôt une volonté. Celle de ce jeune
professeur hors normes, Augustin d’Humières. Un agrégé de lettres classiques
qui a décidé de croire que la banlieue n’est pas une fatalité. Que les élèves en
difficulté doivent voir les choses en grand. Ils apprendront la langue d’Homère
et si, accessoirement, ils se laissent tenter par ses cours de théâtre, ils ne
seront pas déçus : leurs premières armes se feront dans l’anglais du XVIe
siècle.
La
méthode ? Un prosélytisme acharné. En 2003, le jeune professeur a créé
l’association Mêtis qui compte une centaine de ses anciens élèves. Ceux-ci font
du soutien scolaire, participent à des forums d’orientation pour les terminales
du lycée... et tentent de convaincre les plus jeunes de se mettre aux langues
anciennes.
C’est
devenu un rituel. Chaque année, Augustin et ses meilleurs anciens élèves de
latin-grec se rendent dans les cinq collèges du secteur, en zone rurale ou en
cité. Le but : convaincre les élèves de troisième de s’inscrire en grec.
Non par de beaux discours, et sans faire intervenir les parents, mais avec des
arguments concrets : les langues mortes, c’est utile et cela vous aidera.
Ce
sont les anciens élèves de Jean-Vilar qui leur parlent. Comme Lauren Sigler,
Dounya Salhi, Madly Bodin ou Mouna El Mokhtari, parties pour galérer et
devenues respectivement avocate, étudiante en médecine, à l’Essec et en master
de sciences de l’information. Comme aussi Julien Martin, aujourd’hui professeur
de lettres classiques au collège de Trilport, près de Meaux. Ou comme Nam-Tran
Nguyen Cuu, de parents réfugiés politiques vietnamiens, interne de l’hôpital
Georges-Pompidou.
Ils
leur disent : « Nous sommes comme vous, et grâce aux langues
anciennes, nous avons réussi à nous en sortir et vivre mieux que nos
parents. » Lauren : « En commençant le droit, j’avais compris
grâce au grec les principes de la démocratie athénienne. » Dounya :
« En médecine, le grec m’a permis de mémoriser les mots compliqués. »
Madly : « En prépa, j’étais la seule à connaître la date de la mort
de Socrate, grâce au grec. Tous les Parisiens étaient épatés, j’avais
gagné ! » Mouna : « Le latin et le grec m’ont apporté le
goût de la culture, et donc de la conversation. Quand vous débarquez à Paris,
c’est un plus énorme. »
Augustin
d’Humières, de son côté, ruse pour les prendre par les sentiments. Quand Zidane
a créé une association contre la leucodystrophie, il a analysé le mot par le
grec (« blanc » + « mauvais » + « nourrir » =
mauvaise alimentation du sang en globules blancs). Succès assuré. Autre
argument auquel sont sensibles les nombreux élèves d’origine maghrébine :
le modèle que fut le monde gréco-romain pour les sociétés occidentales.
« En latin et en grec, note le professeur, nous évoluons dans un monde
méditerranéen, entre Alexandrie et Athènes, Rome et Carthage. Il ne déplaît pas
aux élèves de constater qu’au-dessus, c’étaient des analphabètes, des
barbares... »
Quand
il est arrivé au lycée Jean-Vilar, en 1995, les cours de grec comptaient six élèves
en seconde. D’année en année, les classes périclitaient et menaçaient de
fermer. Les interventions dans les collèges ont amené de nouveaux publics.
« Un résul tat exceptionnel pour la population que nous
accueillons », se félicite la proviseure, Marie-Claude Couraut-Thémans.
Ils
sont donc 50 à s’être laissé convaincre cette année (une dizaine garderont
l’option en terminale). Majoritairement des filles. Et souvent pour des raisons
très mercantiles : « On n’a rien à perdre, ça ne peut rapporter que
des points positifs au bac », reconnaît Saïd. Ou parce qu’ils se sont
laissé prendre au jeu. Inès : « Au début, je le trouvais plutôt
chelou, le prof, à s’agiter tout le temps. Mais j’aime bien la mythologie. Et
aussi l’étymologie, ça m’aide pour l’orthographe et la grammaire. Je deviens
meilleure. »
L’apprentissage
du grec fait-il de bons élèves, ou les bons élèves sont-ils attirés par le
grec ? Impossible à dire. Une chose est sûre : depuis dix ans, au
lycée Jean-Vilar, les effectifs de grec et de latin représentent moins de
10 % des élèves de terminale et plus de la moitié des mentions bien et
très bien. La déperdition du latin sera d’ailleurs le prochain moulin
d’Augustin Don Quichotte.
L’association
Mêtis, c’est aussi du théâtre. De préférence celui de Shakespeare. Ancien élève
de l’école dramatique de la Ville de Paris, Augustin a réussi à débaucher
bénévolement d’anciens condisciples. Deux ou trois fois par semaine, voire
plus, Samantha Markowic et David Nunes, comédiens professionnels, prennent le
train de Paris à Meaux et font cours aux jeunes élèves, avec une obstination
rigoureuse.
Il
en faut. Quelques-uns sont incroyablement doués, mais la troupe semble
impossible à maîtriser. Les garçons arrivent en retard, les filles se
jalousent. Cette année, la pièce choisie est Roméo et Juliette. « Toutes
les filles veulent faire Juliette ou la nourrice, soupire Augustin. Il y aura
un mauvais moment à passer. »
Lors
des premières répétitions, personne ne peut croire à un résultat. Personne,
sauf Augustin d’Humières et ses amis comédiens. Ils font faire aux élèves
« du crayon » - le crayon entre les dents, pour leur apprendre à
articuler. Ils négocient au pied des tours pour les convaincre de venir répéter
plutôt que de faire du shopping ou de jouer à la PlayStation. Certaines
répétitions ont lieu des week-ends entiers, qu’il pleuve ou qu’il vente, sur le
parking du lycée. A l’approche du jour J, aucun ne manque au rendez-vous.
Les
jeunes élèves de Mêtis ont déjà joué Le Songe d’une nuit d’été et La Nuit des
rois, sans modestie. Viser haut ne leur déplaît pas : « C’est bien de
ne pas parler comme on parle tous les jours », dit Esra, une fille timide
que le théâtre a métamorphosée. Augustin, qui fait rarement les choses à
moitié, avait débauché pour les répétitions des maîtres de chant, des maîtres
d’armes, des costumiers professionnels.
Le
premier spectacle a eu lieu en juin 2003, devant 450 personnes, au théâtre
municipal de Meaux. Professeurs, élèves, parents, proviseurs, tous étaient
sidérés. « On ne reconnaissait pas nos élèves, raconte Angélique
Guillerot, professeur de français. C’était magique de voir les plus en
difficulté, blancs, beurs, blacks, se mettre à vivre littéralement un texte de
Shakespeare qu’ils n’auraient pas su lire. Ensuite, leur attitude en classe a
beaucoup changé. Le grec éveille leur curiosité pour les mots, le théâtre leur
donne l’enthousiasme. »
Les
enseignants se sont posé des questions : pourquoi les élèves piétinent-ils
à l’école alors qu’ils connaissent une telle métamorphose dans un contexte
extra-scolaire ? Deux membres de Mêtis ont intégré le Conservatoire
national d’art dramatique.
Un
autre spectacle se jouait à l’entrée du théâtre. Un cortège ému et pomponné,
celui des familles des élèves comédiens. Ces femmes en boubou ou coiffées d’un
foulard, avec leurs maris et leurs enfants, pénétrant timidement dans le hall
du théâtre pour la première fois de leur vie. Oui, c’est possible :
Shakespeare et Homère peuvent changer les choses.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 24 mars 2008