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Brève n° 71

 

Idée de lecture

Que les Grecs sont un peu nous-mêmes

Un article du "Monde" de 2005

 

Descriptif : Philippe-Jean Catinchi, "« Nos » Grecs ?", Le Monde, "Le monde des livres", 3 juin 2005

 

DANS ses Instructions de 1890, l’historien Ernest Lavisse fixait à l’école un credo capital : « Notre histoire commence avec les Grecs. » Au terme d’un siècle d’affirmation nationale qui mobilisa l’histoire, pour la peine érigée en « science ». Objectif de la « grande nation » : cautionner l’invention de sa propre genèse et poser l’axiome d’une civilisation incomparable. Au double risque d’une prétendue supériorité et d’une impossible mise en perspective.

 

Peut-on, de fait, envisager les Grecs comme une tribu parmi d’autres ? C’est le pari que s’est fixé le philologue Marcel Détienne, compagnon de Vernant et de Vidal-Naquet dans leur revisitation des mythes antiques. Osant une synthétique « anthropologie comparée de la Grèce ancienne », ce passe-frontières, dont la pertinence n’égale que l’impertinence, a déjà souvent tenté de déciller le regard occidental aveuglé par le « miracle grec », matrice absolue puisque en serait issu notre goût de l’universel, avec la triple invention de la liberté, du politique et de la philosophie.

On se souvient de son décapant "Comparer l’incomparable" (2000). "Les Grecs et nous" est de la même veine. Même impeccable érudition, même alacrité contagieuse enrôlant le lecteur-randonneur sur des pistes à peine visibles que le guide sait rendre spectaculaires, voire vertigineuses.

S’il disqualifie les certitudes d’une histoire officielle, « enquête » hérodotéenne source d’historicité et de régimes historiographiques variés, pour restaurer un regard anthropologique affranchi des tentations du national, Détienne interroge le genre mythologique. Il joue du pédagogique, du détail (la vision duelle de Fontenelle et de Lafitau, confrontant les récits iroquois et les fables d’Hésiode, où l’un ne voit que l’ignorance partagée des commencements quand l’autre reconnaît les vertus d’une religion d’avant le christianisme) au général (un retour enlevé sur deux siècles de pratique de l’analyse des mythes). Se penchant sur l’écriture des mythologies, à l’origine gestes orales, récitées ou psalmodiées, le philologue croise le choix du Japon ancien et la récente « invention » d’un Kanaké autochtone dans la conscience mélanésienne, s’interrogeant aussi sur la réception de ces traditions, moins sûrement béate qu’on ne le croit.

Nul ne s’étonnera que Détienne fasse le point sur les « Maîtres de Vérité », pont entre pensées mythique et rationnelle, dont il a entrepris l’étude il y a quarante ans, comme sur la matrice politique de l’idéal grec, désir d’assemblée, de champ public et d’équilibre, sinon d’équité - des marins « libres » de Pise au XIe siècle aux fratries cosaques.

Mais le plus vif de l’essai reprend la charge contre les historiens, champions du « national », telle qu’il la lançait dans son radical "Comment être autochtone" (2003). Acteur clé de l’appropriation des Grecs, l’historien, dont l’invention de l’écrit délimite le champ d’étude, pouvait seul écarter de l’idéal « civilisé », ces peuples sans écriture, primitifs ou sauvages dans le discours savant jusqu’à Lévi-Strauss. Pire, aujourd’hui, dans la ligne barrésienne ( « Pour faire une nation il faut un cimetière et un enseignement d’histoire ») que reprit le dernier Braudel, Détienne s’inquiète du succès rencontré par le « mystère de l’identité nationale » qu’évoquait René Rémond, recevant sous la Coupole Pierre Nora, le père des Lieux de mémoire. Osant le concept de « mythidéologie », Détienne incite moins à redécouvrir les Grecs qu’à dénoncer une capture d’héritage qui enferme la pensée.

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 24 mars 2008

 

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