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Brève n° 82

 

Débat sur les racines grecques de la culture européenne

Sylvain Gouguenheim : professeur d’histoire médiévale à l’ENS-LSH

Quand l’ENS-LSH déclenche une belle polémique

 

4 avril 2008 : « Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? », Roger-Pol Droit, Le Monde des Livres

17 avril 2008 : Les tribulations des auteurs grecs dans le monde chrétien », Stéphane Boiron, Le Figaro

Fin avril 2008 : Appel collectif d’histoirien(-ne)s : Prendre de vieilles lunes pour des étoiles nouvelles, ou comment refaire aujourd’hui l’histoire des savoirs

25 avril 2008 : « Sylvain Gouguenheim : On me prête des intentions que je n’ai pas », propos recueillis par Jean Birnbaum, Le Monde des Livres

30 avril 2008 : « Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique », Un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age

5 mai 2008 : « L’Europe est-elle chrétienne ? », Patricia Briel, Le Temps

5 mai 2008 : « Un héritage culturel ne réclame ni don préalable ni testateur », Alain de Libera, Le Temps

Daté « mai-juin 2008 » mais paru début mai 2008 : « Landerneau terre d’Islam », Alain de Libera, Revue internationale des livres et des idées, n°5

Début mai 2008 : « Max Lejbowicz, Saint-Michel historiographe. Quelques aperçus sur le livre de Sylvain Gouguenheim », Cahiers de Recherches Médiévales, numéro 16, 2009

 

4 avril 2008 : « Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? », Roger-Pol Droit, Le Monde des Livres

Etonnante rectification des préjugés de l’heure, ce travail de Sylvain Gouguenheim va susciter débats et polémiques. Son thème : la filiation culturelle monde occidental-monde musulman. Sur ce sujet, les enjeux idéologiques et politiques pèsent lourd. Or cet universitaire des plus sérieux, professeur d’histoire médiévale à l’Ecole normale supérieure de Lyon, met à mal une série de convictions devenues dominantes. Ces dernières décennies, en suivant notamment Alain de Libera ou Mohammed Arkoun, Edward Saïd ou le Conseil de l’Europe, on aurait fait fausse route sur la part de l’islam dans l’histoire de la culture européenne.

Que croyons-nous donc ? En résumé, ceci : le savoir grec antique - philosophie, médecine, mathématique, astronomie -, après avoir tout à fait disparu d’Europe, a trouvé refuge dans le monde musulman, qui l’a traduit en arabe, l’a accueilli et prolongé, avant de le transmettre finalement à l’Occident, permettant ainsi sa renaissance, puis l’expansion soudaine de la culture européenne. Selon Sylvain Gouguenheim, cette vulgate n’est qu’un tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données partielles ou partiales. Il désire en corriger, point par point, les aspects inexacts ou excessifs.

AGES SOMBRES

Y a-t-il vraiment eu rupture totale entre l’héritage grec antique et l’Europe chrétienne du haut Moyen Age ? Après l’effondrement définitif de l’Empire romain, les rares manuscrits d’Aristote ou de Galien subsistant dans des monastères n’avaient-ils réellement plus aucun lecteur capable de les déchiffrer ? Non, réplique Sylvain Gouguenheim. Même devenus ténus et rares, les liens avec Byzance ne furent jamais rompus : des manuscrits grecs circulaient, avec des hommes en mesure de les lire. Durant les prétendus “âges sombres”, ces connaisseurs du grec n’ont jamais fait défaut, répartis dans quelques foyers qu’on a tort d’ignorer, notamment en Sicile et à Rome. On ne souligne pas que de 685 à 752 règne une succession de papes… d’origine grecque et syriaque ! On ignore, ou on oublie qu’en 758-763, Pépin le Bref se fait envoyer par le pape Paul Ier des textes grecs, notamment la Rhétorique d’Aristote. Cet intérêt médiéval pour les sources grecques trouvait sa source dans la culture chrétienne elle-même. Les Evangiles furent rédigés en grec, comme les épîtres de Paul. Nombre de Pères de l’Eglise, formés à la philosophie, citent Platon et bien d’autres auteurs païens, dont ils ont sauvé des pans entiers. L’Europe est donc demeurée constamment consciente de sa filiation à l’égard de la Grèce antique, et se montra continûment désireuse d’en retrouver les textes. Ce qui explique, des Carolingiens jusqu’au XIIIe siècle, la succession des “renaissances” liées à des découvertes partielles.

La culture grecque antique fut-elle pleinement accueillie par l’islam ? Sylvain Gouguenheim souligne les fortes limites que la réalité historique impose à cette conviction devenue courante. Car ce ne furent pas les musulmans qui firent l’essentiel du travail de traduction des textes grecs en arabe. On l’oublie superbement : même ces grands admirateurs des Grecs que furent Al-Fârâbî, Avicenne et Averroès ne lisaient pas un mot des textes originaux, mais seulement les traductions en arabe faites par les Araméens… chrétiens !

Parmi ces chrétiens dits syriaques, qui maîtrisaient le grec et l’arabe, Hunayn ibn Ishaq (809-873), surnommé “prince des traducteurs”, forgea l’essentiel du vocabulaire médical et scientifique arabe en transposant plus de deux cents ouvrages - notamment Galien, Hippocrate, Platon. Arabophone, il n’était en rien musulman, comme d’ailleurs pratiquement tous les premiers traducteurs du grec en arabe. Parce que nous confondons trop souvent “Arabe” et “musulman”, une vision déformée de l’histoire nous fait gommer le rôle décisif des Arabes chrétiens dans le passage des œuvres de l’Antiquité grecque d’abord en syriaque, puis dans la langue du Coran.

Une fois effectué ce transfert - difficile, car grec et arabe sont des langues aux génies très dissemblables -, on aurait tort de croire que l’accueil fait aux Grecs fut unanime, enthousiaste, capable de bouleverser culture et société islamiques. Sylvain Gouguenheim montre combien la réception de la pensée grecque fut au contraire sélective, limitée, sans impact majeur, en fin de compte, sur les réalités de l’islam, qui sont demeurées indissociablement religieuses, juridiques et politiques. Même en disposant des œuvres philosophiques des Grecs, même en forgeant le terme de “falsafa” pour désigner une forme d’esprit philosophique apparenté, l’islam ne s’est pas véritablement hellénisé. La raison n’y fut jamais explicitement placée au-dessus de la révélation, ni la politique dissociée de la révélation, ni l’investigation scientifique radicalement indépendante.

Il conviendrait même, si l’on suit ce livre, de réviser plus encore nos jugements. Au lieu de croire le savoir philosophique européen tout entier dépendant des intermédiaires arabes, on devrait se rappeler le rôle capital des traducteurs du Mont-Saint-Michel. Ils ont fait passer presque tout Aristote directement du grec au latin, plusieurs décennies avant qu’à Tolède on ne traduise les mêmes œuvres en partant de leur version arabe. Au lieu de rêver que le monde islamique du Moyen Age, ouvert et généreux, vint offrir à l’Europe languissante et sombre les moyens de son expansion, il faudrait encore se souvenir que l’Occident n’a pas reçu ces savoirs en cadeau. Il est allé les chercher, parce qu’ils complétaient les textes qu’il détenait déjà. Et lui seul en a fait l’usage scientifique et politique que l’on connaît.

Somme toute, contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-chose à l’islam. En tout cas rien d’essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet l’histoire à l’heure est aussi fort courageux.

17 avril 2008 : "Les tribulations des auteurs grecs dans le monde chrétien", Stéphane Boiron, Le Figaro

Contredisant la thèse d’un « islam des Lumières », Sylvain Gouguenheim montre que le savoir grec antique n’a jamais disparu d’Europe et que les Arabes qui traduisirent ces textes n’étaient pas des musulmans.

On se souvient de la récente polémique qui a entouré la conférence tenue à l’université de Ratisbonne, le 12 septembre 2006, par Benoît XVI, alors accusé d’avoir lié islam et violence. Loin de s’adresser au monde musulman, il s’agissait pour le Saint-Père d’aborder les rapports entre foi et raison et de dénoncer le « programme de déshellénisation » de l’Occident chrétien.

Éclairant fort à propos ce débat, l’historien Sylvain Gouguenheim montre que la qualification d’« âges sombres » ne convient pas à la période médiévale. En effet, l’Europe du haut Moyen Âge ne s’est jamais coupée du savoir grec, dont quelques manuscrits restaient conservés dans les monastères. Des noyaux de peuplement hellénophone s’étaient maintenus en Sicile et en Italie du Sud, Salerne ayant ainsi produit une école de médecine indépendante du monde arabo-musulman. Enfin, durant les premiers siècles du Moyen Âge, il existait aussi une « authentique diaspora chrétienne orientale ». Car, nous dit l’auteur, si l’islam a transmis le savoir antique à l’Occident, c’est d’abord « en provoquant l’exil de ceux qui refusaient sa domination ». Assez naturellement, les élites purent se tourner vers la culture grecque, favorisant ces mouvements de « renaissance » qui animèrent l’Europe, de Charlemagne à Abélard. D’ailleurs, avant même que les lettrés ne vinssent chercher en Espagne ou en Italie les versions arabes des textes grecs, d’importants foyers de traduction de manuscrits originaux existaient en Occident. À cet égard, M. Gouguenheim souligne le rôle capital joué par l’abbaye du Mont-Saint-Michel où un clerc italien qui aurait vécu à Constantinople, Jacques de Venise, fut le premier traducteur européen d’Aristote au XIIe siècle. Ce monastère serait donc bien « le chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin ».

Une hellénisation restée superficielle

Le savoir grec n’avait pas davantage déserté le monde oriental. Byzance n’a jamais oublié l’enseignement de Platon et d’Aristote et continua à produire de grands savants. Il faut ici saluer l’influence essentielle des chrétiens syriaques, car « jamais les Arabes musulmans n’apprirent le grec, même al-Farabi, Avicenne ou Averroès l’ignoraient ».

L’écriture arabe coufique fut forgée par des missionnaires chrétiens qui donnèrent aussi aux Arabes musulmans les traductions des œuvres grecques. De ce point de vue, l’arrivée au pouvoir des Abbassides, en 751, ne constitua pas une rupture fondamentale. Contredisant la thèse d’un « islam des Lumières », avide de science et de philosophie, l’auteur montre les limites d’une -hellénisation toujours restée superficielle. Il est vrai que la Grèce représentait un monde radicalement étranger à l’islam qui « soumit le savoir grec à un sérieux examen de passage où seul passait à travers le crible ce qui ne comportait aucun danger pour la religion ». Or ce crible fut très sélectif. La littérature, la tragédie et la philosophique grecques n’ont guère été reçues par la culture musulmane. Quant à l’influence d’Aristote, elle s’exerça essentiellement dans le domaine de la logique et des sciences de la nature. Rappelons que ni La Métaphysique, ni La Politique ne furent traduites en arabe.

Parler donc à son propos d’hellénisation « dénature la civilisation musulmane en lui imposant par ethnocentrisme ? une sorte d’occidentalisation qui ne correspond pas à la réalité, sauf sous bénéfice d’inventaire.

Fin avril 2008 : Appel collectif d’histoirien(-ne)s : Prendre de vieilles lunes pour des étoiles nouvelles, ou comment refaire aujourd’hui l’histoire des savoirs

En France et à l’étranger, bon nombre de lecteurs du Monde ont lu avec quelque étonnement, dans Le Monde des livres du 4 avril 2008, l’article intitulé « Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? », rendant compte de l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil, L’Univers historique, 2008).

Il suffira, pour donner une idée de cet ouvrage, de mentionner qu’à en croire Le Monde son auteur, spécialiste des chevaliers teutoniques, pense réécrire l’histoire culturelle médiévale en s’appuyant sur la « découverte » de Jacques de Venise et de ses traductions d’Aristote. Celle-ci révolutionnerait non seulement notre connaissance de la réception de l’aristotélisme en Europe médiévale, mais jusqu’à notre compréhension générale de l’histoire des savoirs.

Rappelons tout d’abord que — depuis les travaux fondateurs de Haskins (1924), poursuivis par A. Birkenmajer (1932), L. Minio-Paluello, M. T. d’Alverny… — l’existence et le rôle des traductions d’Aristote (et pas seulement d’Aristote) faites directement sur le grec au XIIe siècle (et pas seulement par Jacques de Venise) sont bien connus ; L. Minio-Paluello, le premier, a attiré l’attention du monde savant sur l’importance du rôle de Jacques de Venise* (dont rien ne dit du reste qu’il ait jamais mis le pied au Mont-Saint-Michel). Les textes de ces traductions latines d’Aristote (y compris celles de Jacques de Venise) forment une part de l’imposant Aristoteles Latinus en cours d’édition à Louvain et dont les premiers tomes ont paru en 1957. Des textes peuvent cependant rester lettre morte, et nul n’ignore que la connaissance de la philosophie aristotélicienne a nécessité, pour les penseurs scolastiques, non seulement de disposer des écrits d’Aristote traduits en latin, mais également de clés pour les comprendre. Or ces clés, ce sont bel et bien les milliers de pages d’Averroès, d’Avicenne et d’Algazel traduites en latin qui les ont fournies. Le développement d’un aristotélisme de haut niveau dans l’Europe latine va de pair, au XIIIe siècle, avec la diffusion des commentaires d’Averroès à la Faculté des Arts de Paris. Quant à l’influence d’Averroès et d’Avicenne sur les systèmes de Saint Thomas d’Aquin et de Duns Scot, pour ne citer que deux des plus grands, elle n’est plus à démontrer.

En second lieu, réduire “l’archéologie du savoir” à la réception de l’aristotélisme témoigne d’une vision si limitée qu’elle en devient erronée. Quelle n’est donc pas notre surprise de voir l’article du Monde des Livres, prenant prétexte de cette « découverte » de Jacques de Venise par S. Gouguenheim, procéder à une mise en question radicale des travaux des cinquante dernières années en histoire des sciences et de la philosophie – sont citées, en compagnie de la philosophie, « médecine, mathématique, astronomie ». Il n’y aurait là que l’expression d’une « vulgate », qualifiée de « tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données partielles ou partiales ». Le fruit de ces travaux, manifestement ignorés, serait le reflet de « préjugés de l’heure », de « convictions dominantes » et de « croyances » qu’il s’agirait de « rectifier » – étrange procédé que de mettre ainsi sur le même plan, faits, textes, croyances, opinions, préjugés !

Il n’est aucun philosophe ou historien des sciences sérieux pour affirmer que « l’Europe doit ses savoirs à l’islam » ; la science en tant que telle se développe selon ses voies propres et ne doit pas plus à l’islam qu’au christianisme, au judaïsme ou à toute autre religion. En revanche, l’idée que l’Europe ne doit rien au monde arabe (ou arabo-islamique, ou islamique, comme on voudra bien l’appeler) et que la science moderne est héritière directe et unique de la science et de la philosophie grecques, n’est pas nouvelle. Elle constitue même le lieu commun de la majorité des penseurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, tant philosophes qu’historiens des sciences, dont le compte rendu du Monde reprend tous les poncifs, faisant fi des progrès de la recherche.

Les modalités de la circulation des savoirs autour de la Méditerranée et la part qu’y ont prise les chrétiens (d’Orient ou d’Occident), les musulmans, les juifs, les zoroastriens, les sabéens…, en Sicile, en Italie du sud, en Andalousie, à Alep, au Caire, à Lunel, voire au Mont-Saint-Michel…, sont complexes et ne se laissent pas réduire à une opposition simpliste entre Islam et Chrétienté. Elles ont donné, et donnent encore, lieu à bon nombre d’études documentées qu’un professionnel du sujet ne peut ignorer.

Il est difficile de voir dans l’ouvrage de S. Gouguenheim, tel que Le Monde en rapporte les thèses de façon complaisante – lui assurant ainsi une diffusion inespérée –, autre chose que le propos d’un idéologue. C’est cependant moins dans le domaine de l’histoire de la philosophie ou des sciences, que sur l’information du grand public cultivé, que l’on en redoutera les effets. Nous sommes là bien loin de l’histoire des savoirs.

* On pourra en particulier se rapporter à : L. Minio-Paluello, « Iacobus Veneticus grecus, Canonist and translator of Aristotle » , Traditio8, 1952, p. 265-305, L. Minio-Paluello, « Aristotele dal Mondo arabo a quello latino », Settimana di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, XII, L’Occidente e l’Islam nell’alto Medioevo, Spoleto, 2-8 aprile 1964, Spoleto 1965, p. 603-637.

Signataires : Makram Abbès (Maître de conférences, École Normale Supérieure (Lyon), Département de lettres et sciences humaines) Philippe Abgrall (Chargé de recherche, Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives, CNRS UMR 6059) Hélène Bellosta (Directeur de recherche honoraire, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Hourya Benis Sinaceur (Directrice de recherche émérite, Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, CNRS-Université Paris I-École Normale Supérieure, Membre du conseil d’administration du Collège international de philosophie, Membre correspondant de l’Académie internationale d’histoire des sciences) Bernard Besnier (Maître de conférences de philosophie ancienne, École Normale Supérieure (Lyon), Département de lettres et sciences humaines) Thierry Bianquis (Professeur émérite d’histoire et civilisation islamiques, Université Louis Lumière Lyon II, CNRS UMR 5648 CIHAM) Joël Biard (Professeur des universités, Université François Rabelais, Tours, directeur adjoint du Centre d’études supérieures de la Renaissance, CNRS GDR 2522) Michel Blay (Directeur de recherche, CNRS) Jean Celeyrette (Professeur émérite, Université de Lille III, UMR savoirs, textes, langage) Joël Chandelier (archiviste paléographe, membre de l’Ecole française de Rome) Karine Chemla (Directrice de recherche, CNRS, Directrice du laboratoire REHSEIS (Recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les institutions scientifiques), CNRS-Université Paris Diderot) Pascal Crozet (Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Michel Crubellier (Professeur de philosophie ancienne, Université Lille III) Catherine Dalimier (Professeur de première supérieure, traductrice d’Aristote) Abdelali Elamrani Jamal (Directeur de recherche, CNRS, Centre Jean Pépin) Gad Freudenthal (Directeur de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Jean-Claude Garcin (Professeur émérite d’histoire du monde musulman médiéval, Université Aix-Marseille I) Patrick Gautier-Dalché (Directeur de recherche, CNRS, Directeur d’étude EPHE) Denis Gril (Professeur à l’Université de Provence (langue arabe et islamologie)) Ahmad Hasnaoui (Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Maurice-Ruben Hayoun (Philosophe, écrivain) Roland Hissette (Chercheur, Thomas Institute, Cologne) Philippe Hoffmann (Directeur du Laboratoire d’études sur les monothéismes, CNRS UMR 8584) Danielle Jacquart (Directeur d’études, École pratique des hautes études) Mehrnaz Katouzian-Safadi (Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Tony Levy (Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Dominique Mallet (Professeur, Université Bordeaux III) Régis Morelon (Directeur de recherche émérite, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE, dominicain) Barbara Obrist (Chargé de recherche, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Marco Panza (Directeur de recherche, laboratoire REHSEIS (Recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les institutions scientifiques), CNRS-Université Paris Diderot) Michel Paty (Directeur de recherche émérite, CNRS) Pierre Pellegrin (Directeur de recherche, CNRS, Directeur du Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE) Emilio Platti (Professeur, Université de Leuven, dominicain) Marwan Rashed (Professeur d’Université, Département des sciences de l’Antiquité, École Normale Supérieure) Roshdi Rashed (Directeur de recherche émérite, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS-Université Paris VII-EPHE, Professeur honoraire, Université de Tokyo) Irène Rosier-Catach (Directeur de recherches au CNRS, Directeur d’Etudes à l’EPHE) Gérard Simon (Professeur émérite, Université de Lille III, UMR savoirs, textes, langage) Ivahn Smadja (Maître de conférences, Université paris VII) Pierre Thillet (Professeur émérite, Université Paris I Sorbonne) Gudrun Vuillemin-Diem (Editrice et membre du Comité éditorial de l’Aristoteles Latinus (Leuven)

 

25 avril 2008 : « Sylvain Gouguenheim : On me prête des intentions que je n’ai pas », propos recueillis par Jean Birnbaum, Le Monde des Livres

Sylvain Gouguenheim, comment réagissez-vous à la polémique suscitée par votre livre ?

Je suis bouleversé par la virulence et la nature de ces attaques. On me prête des intentions que je n’ai pas. Pour écrire ce livre, j’ai utilisé des dizaines d’articles de spécialistes très divers. Mon enquête porte sur un point précis : les différents canaux par lesquels le savoir grec a été conservé et retrouvé par les gens du Moyen Age. Je ne nie pas du tout l’existence de la transmission arabe, mais je souligne à côté d’elle l’existence d’une filière directe de traductions du grec au latin, dont le Mont-Saint-Michel a été le centre au début du XIIe siècle, grâce à Jacques de Venise. Je ne nie pas non plus la reprise dans le monde arabo-musulman de nombreux éléments de la culture ou du savoir grecs. J’explique simplement qu’il n’y a sans doute pas eu d’influence d’Aristote et de sa pensée dans les secteurs précis de la politique et du droit ; du moins du VIIIe au XIIe siècles. Ce n’est en aucun cas une critique de la civilisation arabo-musulmane. Du reste, je ne crois pas à la thèse du choc des civilisations : je dis seulement - ce qui n’a rien à voir - qu’au Moyen Age, les influences réciproques étaient difficiles pour de multiples raisons, et que nous n’avons pas pour cette époque de traces de dialogues telles qu’il en existe de nos jours.

Certains s’étonnent de vous voir citer et remercier René Marchand, auteur de pamphlets contre l’islam.

M. Marchand fait partie des gens qui ont attiré mon attention sur les problèmes de traduction entre l’arabe et le grec et sur les structures propres à la langue arabe. Voilà pourquoi je le remercie, parmi d’autres. Je l’ai cité en bibliographie car je me dois d’indiquer tous les articles et tous les livres que j’ai consultés. Cela ne fait pas de chaque volume cité un ouvrage de référence. Je m’étonne qu’on s’attarde sur ce point, alors que j’utilise de nombreux livres remarquables, dont ceux de Dominique Urvoy, de Geneviève Balty-Guesdon, ou d’autres spécialistes.

Comment expliquer que plusieurs mois avant sa parution, des extraits de votre livre se soient retrouvés sur un site d’extrême droite ?

J’ai donné depuis cinq ans - époque où j’ai "découvert" Jacques de Venise - des extraits de mon livre à de multiples personnes. Je suis totalement ignorant de ce que les unes et les autres ont pu ensuite en faire. Je suis choqué qu’on fasse de moi un homme d’extrême droite alors que j’appartiens à une famille de résistants : depuis l’enfance, je n’ai pas cessé d’être fidèle à leurs valeurs.

 

30 avril 2008 : Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique ; un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age

Historiens et philosophes, nous avons lu avec stupéfaction l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim intitulé Aristote au Mont- Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil) qui prétend démontrer que l’Europe chrétienne médiévale se serait approprié directement l’héritage grec au point de dire qu’elle « aurait suivi un cheminement identique même en l’absence de tout lien avec le monde islamique ». L’ouvrage va ainsi à contre-courant de la recherche contemporaine, qui s’est efforcée de parler de translatio studiorum et de mettre en avant la diversité des traductions, des échanges, des pensées, des disciplines, des langues. S’appuyant sur de prétendues découvertes, connues depuis longtemps, ou fausses, l’auteur propose une relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien et le monde islamique, relayée par la grande presse mais aussi par certains sites Internet extrémistes. Dès la première page, Sylvain Gouguenheim affirme que son étude porte sur la période s’étalant du VIe au XIIe siècle, ce qui écarte celle, essentielle pour l’étude de son sujet, des XIIIe et XIVe siècles. Il est alors moins difficile de prétendre que l’histoire intellectuelle et scientifique de l’Occident chrétien ne doit rien au monde islamique !

Il serait fastidieux de relever les erreurs de contenu ou de méthode que l’apparence érudite du livre pourrait masquer : Jean de Salisbury n’a pas fait œuvre de commentateur ; ce n’est pas via les traductions syriaques que ce qu’on a appelé la Logica nova (une partie de l’Organon d’Aristote) a été reçue en Occident ; enfin, et surtout, rien ne permet de penser que le célèbre Jacques de Venise, traducteur et commentateur d’importance, comme chacun le sait et l’enseigne, ait jamais mis les pieds au Mont-Saint-Michel ! Quant à la méthode, Sylvain Gouguenheim confond la présence d’un manuscrit en un lieu donné avec sa lecture, sa diffusion, sa transmission, ses usages, son commentaire, ou extrapole la connaissance du grec au haut Moyen Age à partir de quelques exemples isolés. Tout cela conduit à un exposé de seconde main qui ignore toute recherche nouvelle - notons que le titre même de son livre est emprunté à un article de Coloman Viola… paru en 1967 ! Certains éléments du livre sont certes incontestables, mais ce qui est présenté comme une révolution historiographique relève d’une parfaite banalité.

On sait depuis longtemps que les chrétiens arabes, comme Hunayn Ibn Ishaq, jouèrent un rôle décisif dans les traductions du grec au IXe siècle. De plus, contrairement aux affirmations de l’auteur, le fameux Jacques de Venise figure aussi bien dans les manuels d’histoire culturelle, comme ceux de Jacques Verger ou de Jean-Philippe Genet, que dans ceux d’histoire de la philosophie, tel celui d’Alain de Libera, la Philosophie médiévale, où l’on lit : « L’Aristote gréco-latin est acquis en deux étapes. Il y a d’abord celui de la période tardo-antique et du haut Moyen Age, l’Aristote de Boèce, puis, au XIIe siècle, les nouvelles traductions gréco-latines de Jacques de Venise. » La rhétorique du livre s’appuie sur une série de raisonnements fallacieux. Des contradictions notamment : Charlemagne est crédité d’une correction des évangiles grecs, avant que l’auteur ne rappelle plus loin qu’il sait à peine lire ; la science moderne naît tantôt au XVIe siècle, tantôt au XIIIe siècle. Le procédé du « deux poids, deux mesures » est récurrent : il reproche à Avicenne et Averroès de n’avoir pas su le grec, mais pas à Abélard ou à Thomas d’Aquin, mentionne les réactions antiscientifiques et antiphilosophiques des musulmans, alors que pour les chrétiens, toute pensée serait issue d’une foi appuyée sur la raison inspirée par Anselme - les interdictions d’Aristote, voulues par les autorités ecclésiastiques, n’ont-elles pas existé aux débuts de l’Université à Paris ? La critique des sources est dissymétrique : les chroniqueurs occidentaux sont pris au pied de la lettre, tandis que les sources arabes sont l’objet d’une hypercritique. L’auteur enfin imagine des thèses qu’aucun chercheur sérieux n’a jamais soutenues (par exemple, « que les musulmans aient volontairement transmis ce savoir antique aux chrétiens est une pure vue de l’esprit »), qu’il lui est facile de réfuter pour faire valoir l’importance de sa « révision ».

Au final, des pans entiers de recherches et des sources bien connues sont effacés, afin de permettre à l’auteur de déboucher sur des thèses qui relèvent de la pure idéologie. Le christianisme serait le moteur de l’appropriation du savoir grec, ce qui reposerait sur le fait que les Evangiles ont été écrits en grec - passant sous silence le rôle de la Rome païenne. L’Europe aurait ensuite réussi à récupérer le savoir grec « par ses propres moyens ». Par cette formule, le monde byzantin et les arabes chrétiens sont annexés à l’Europe, trahissant le présupposé identitaire de l’ouvrage : pour l’auteur, l’Europe éternelle s’identifie à la chrétienté, le « nous » du livre, même quand ses représentants vivent à Bagdad ou Damas. La fin du livre oppose des « civilisations » définies par la religion et la langue et ne pouvant que s’exclure mutuellement.

L’ouvrage débouche alors sur un racisme culturel qui affirme que « dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leurs résonances, alors que dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale. […] Par sa structure, la langue arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie […] Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu’elles défient presque toute traduction ». On n’est alors plus surpris de découvrir que Sylvain Gouguenheim dit s’inspirer de la méthode de René Marchand (page 134), auteur, proche de l’extreme droite, de Mahomet : contre-enquête (L’Echiquier, 2006, cité dans la bibliographie) et de La France en danger d’Islam : entre Jihad et Reconquista (L’Âge d’Homme, 2002), qui figure en bonne place dans les remerciements. Il confirme ainsi que sa démarche n’a rien de scientifique : elle relève d’un projet idéologique aux connotations politiques inacceptables.

La liste des signataires Cyrille Aillet, Maître de conférences (MCF), histoire de l’islam médiéval, Un. de Lyon II Etienne Anheim, MCF, histoire médiévale, Un. de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines Sylvain Auroux, Directeur de recherches au CNRS Louis-Jacques Bataillon (Dominicain), Commission Léonine pour l’édition critique des œuvres de Thomas d’Aquin, comité international pour l’édition de l’Aristote latin Thomas Bénatouïl, MCF, histoire de la philosophie antique, Un. de Nancy II Luca Bianchi, Centro per lo studio del pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento, CNR, Milano Joël Biard, Professeur, philosophie médiévale, Un. de Tours Patrick Boucheron, MCF, histoire médiévale, Un. de Paris I, IUF Jean-Patrice Boudet, Professeur, histoire médiévale, Un. d’Orléans Alain Boureau, Directeur d’études, histoire médiévale, EHESS Jean-Baptiste Brenet, MCF, Philosophie médiévale, Un. de Paris X Charles Burnett, Professor, history of arabic/islamic influence in Europe, Warburg Institute, London Philippe Büttgen, Chargé de recherches, CNRS, Laboratoire d’études sur les monothéismes, Villejuif Irène Caiazzo, Chargée de recherches, CNRS, Laboratoire d’études sur les monothéismes, rédactrice en chef des Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge Barbara Cassin, Directrice de recherches au CNRS, dir. du centre Léon Robin Laurent Cesalli, Assistant scientifique, Un. de Freiburg-im-Breisgau Joël Chandelier, Ecole française de Rome (Moyen Âge) Riccardo Chiaradonna, Professore associato, filosofia antica, Università di Roma III Jacques Chiffoleau, Directeur d’études, histoire médiévale, EHESS Jacques Dalarun, Directeur de recherches, CNRS, IRHT Isabelle Draelants, Chargée de recherches, CNRS, UMR 7002, Un. de Nancy II Anne-Marie Eddé, Directrice de recherches, CNRS, directrice de l’Institut de Recherches et d’Histoire des Textes (IRHT) Sten Ebbesen, Institut du Moyen Age Grec et Latin, Copenhague Luc Ferrier, Ingénieur d’études, histoire médiévale, CNRS, CRH (EHESS) Kurt Flasch, Professeur émérite à l’Université de Bochum Christian Förstel, Conservateur en chef de la section des manuscrits grecs, Bibliothèque Nationale de France Dag N. Hasse, Institut für Philosophie, Lichtenberg-Professur der VolkswagenStiftung Isabelle Heullant-Donat, Professeur, histoire médiévale, Un. de Reims Dominique Iogna Prat, Directeur de recherches, histoire médiévale, CNRS, LAMOP Charles Genequand, Professeur ordinaire, philosophie arabe, Un. de Genève Jean-Philippe Genet, Professeur, histoire médiévale, Un. de Paris I Carlo Ginzburg, Professore, Scuola Normale Superiore, Pisa Christophe Grellard, MCF, Un. de Paris I Benoît Grévin, Chargé de recherches, CNRS, LAMOP. Ruedi Imbach, Professeur, philosophie médiévale, Un. de Paris IV Catherine König-Pralong, Maître assistante, philosophie médiévale, Un. de Lausanne Djamel Kouloughli, Directeur de Recherches au CNRS (UMR 7597) Max Lejbowicz, Ingénieur d’études honoraire, CNRS, UMR 81 63, Univ. de Lille III Alain de Libera, Professeur ordinaire, Un. de Genève, Directeur d’études à l’EPHE (Ve section) John Marenbon, Professor, History of Medieval Philosophy, Trinity College, Cambridge Christopher Martin, Professor, Philosophy department, Auckland University, Visiting Fellow All Souls College, Oxford Annliese Nef, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris IV Adriano Oliva (Dominicain), Chargé de recherches, CNRS, IRHT, Commission Léonine pour l’édition critique des œuvres de Thomas d’Aquin, comité international pour l’édition de l’Aristote latin Christophe Picard, Professeur, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris I Sylvain Piron, MCF, histoire médiévale, EHESS David Piché, Professeur adjoint, Département de Philosophie, Univ. de Montréal Pasquale Porro, Professore ordinario di Storia della filosofia medievale, Universita di Bari Marwan Rashed, Professeur, philosophie ancienne et médiévale, ENS Paris Aurélien Robert, Membre de l’Ecole française de Rome (Moyen Âge) Andrea Robiglio, Phil. Seminar, Univ. Freiburg-im-Breisgau ; Irène Rosier-Catach, Directrice de recherches au CNRS (UMR 7597), Directrice d’études à l’EPHE (Ve section) Martin Rueff, MCF, Théorie littéraire et esthétique, Un. de Paris VII Jacob Schmutz, MCF, philosophie médiévale, Un. de Paris IV Valérie Theis, MCF, histoire médiévale, Un. de Marne-la-Vallée Mathieu Tillier, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. d’Aix-Marseille Luisa Valente, Ricercatrice, Filosofia medievale, Università di Roma – La Sapienza Dominique Valérian, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris I Eric Vallet, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris I.

 

Lundi 5 mai 2008 : L’Europe est-elle chrétienne ? Patricia Briel, Le Temps

Roger Pol-Droit, chroniqueur réputé du Monde des Livres, ne croyait sans doute pas si bien dire lorsqu’il prophétisa, à propos d’un essai d’histoire dont il rendit compte positivement le 3 avril dernier, qu’il allait « susciter débats et polémiques ». Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, du médiéviste Sylvain Gouguenheim, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, a soulevé une tempête de protestations dans les milieux intellectuels français, qui répliquent à coups de tribunes dans les quotidiens et les revues de l’Hexagone. En revanche, l’essai fait les délices de certains sites d’extrême droite. Sylvain Gouguenheim, qui a pourtant acquis auprès de ses pairs une solide réputation de sérieux, est soupçonné d’islamophobie. Son livre, salué également par Le Figaro, a pour ambition de discuter deux thèses autour de la transmission du savoir grec en Occident durant le Moyen Age, thèses qui tendent à devenir « une opinion commune ». Selon la première, l’Europe chrétienne médiévale devrait la découverte de ce savoir aux savants arabo-musulmans qui auraient traduit les textes grecs en arabe, permettant aux Européens de se les réapproprier à partir du XIIe siècle dans l’Espagne redevenue chrétienne. L’Islam médiéval serait ainsi à l’origine de l’essor de la civilisation européenne, qui aurait une dette envers le monde musulman. Selon la deuxième thèse, l’identité culturelle européenne aurait des racines musulmanes remontant à la civilisation des Abbassides (751-1258). Pour l’historien, ces deux convictions contemporaines sont fausses et imposent l’image d’une Europe médiévale arriérée et « à la traîne d’un Islam des Lumières ». Elles dévalorisent le passé européen. « Une sorte de légende noire du Moyen Age semble de nouveau prendre le dessus », tandis que la civilisation des Abbassides est présentée « sous les séduisantes couleurs d’un univers de tolérance religieuse, d’ouverture culturelle, d’essor scientifique rationaliste, bref une civilisation supérieure à ses homologues chrétiennes, byzantine et latine. » Sylvain Gouguenheim démontre au contraire dans son livre que les chrétiens du Moyen Age n’ont jamais cessé de lire et de traduire les auteurs grecs, et que l’apport de la civilisation islamique à la culture européenne est sinon nul, du moins très limité. Les racines de l’Europe sont à ses yeux uniquement chrétiennes et grecques. Plusieurs facteurs ont contribué à la permanence de la transmission de la culture grecque dans l’Europe médiévale. Après la chute de l’Empire romain, des foyers de peuplement grecs persistaient, et certains se sont développés au cours du Moyen Age, notamment en Sicile, en Italie du Sud, à Rome, en Irlande et dans l’Empire germanique. Ils étaient alimentés par les élites culturelles de l’Empire byzantin qui fuyaient les invasions musulmanes. Sylvain Gouguenheim établit que les élites politiques occidentales ont activement cherché à se procurer le savoir grec. Ainsi Pépin le Bref (751-768) demanda au pape Paul Ier de lui prêter des livres grecs qu’il possédait. Cet intérêt pour la culture grecque a favorisé une succession de renaissances dans toute l’Europe. Le médiéviste mentionne le rôle capital joué par les moines du Mont-Saint-Michel et Jacques de Venise, « chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin ». Ce dernier a traduit l’œuvre d’Aristote directement du grec au latin au début du XIIe siècle, permettant à la France du Nord et à l’Angleterre de disposer de cet héritage cinquante ans avant que ne commencent en Espagne les traductions à partir des versions arabes. Par ailleurs, Byzance s’est aussi activement tournée vers la culture grecque. Nombre de lettrés ont continué à étudier et enseigner la pensée de Platon et d’Aristote. Dans la deuxième moitié de son essai, l’auteur relativise l’importance de la réception de la culture hellénique dans le monde musulman. Il rappelle que les Arabes musulmans n’ont jamais lu les auteurs grecs dans leur langue d’origine. Ils en ont disposé grâce à l’immense travail des chrétiens syriaques qui les ont traduits en arabe. Les grands savants musulmans qu’étaient Al-Farabi, Avicenne et Averroès ignoraient le grec. L’auteur s’interroge aussi sur la nature et la profondeur de l’hellénisation de l’islam. Selon lui, celle-ci est restée très superficielle, en raison notamment de la croyance des musulmans en la nature incréée du Coran, qui a filtré la pénétration du savoir grec et empêché la possibilité d’une expression libre de la pensée. Seul ce qui était compatible avec le Coran et pouvait servir à l’explication de la révélation a été retenu. Ainsi, la littérature et la tragédie grecques n’ont guère intéressé les musulmans. L’héritage philosophique a été soigneusement trié en fonction des exigences du Coran. Le médiéviste s’attache enfin à démontrer que l’islam, en tant que civilisation, n’a rien produit de nouveau dans les domaines de la science. Par exemple, les grands médecins du monde musulman étaient pratiquement tous chrétiens, avance-t-il. « Dans les domaines de l’astronomie et de la cosmologie, l’Islam a passé au tamis l’héritage grec au bénéfice d’orientations religieuses », écrit l’auteur. Qui rappelle aussi que le vocabulaire scientifique arabe a été forgé par les chrétiens. En bref, la science arabo-musulmane tant vantée aujourd’hui « fut donc une science grecque par son contenu et son inspiration, syriaque puis arabe par sa langue. La conclusion est claire : l’Orient musulman doit presque tout à l’Orient chrétien. Et c’est cette dette que l’on passe souvent sous silence de nos jours, tant dans le monde musulman que dans le monde occidental. » Les réactions n’ont pas tardé. Quarante historiens et philosophes des sciences ont signé un texte qu’ils ont fait parvenir au Monde. Ils s’élèvent contre les thèses de Sylvain Gouguenheim, rappellent qu’elles n’ont rien de nouveau et écrivent qu’« il n’est aucun philosophe ou historien des sciences sérieux pour affirmer que « l’Europe doit ses savoirs à l’islam ». Dans Le Monde des Livres du 25 avril, deux universitaires, Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau, reprochent à l’auteur de surévaluer le rôle du monde byzantin. De confondre « ce qui relève de la religion et ce qui relève de la civilisation ». De nier « obstinément ce qu’un siècle et demi de recherche a patiemment établi ». D’avoir des fréquentations intellectuelles « pour le moins douteuses », comme René Marchand, cité régulièrement par Gouguenheim et auteur d’une biographie très critique à l’égard de Mahomet, mise en valeur sur le site de l’association d’« islamovigilance » Occidentalis. Dans Libération du 30 avril, un collectif de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age dénonce une « relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien et le monde islamique ». Alain de Libera, professeur de philosophie médiévale à Genève dont les thèses sont critiquées par Gouguenheim, a répliqué dans Télérama. Il confie également ses critiques au Temps (ci-dessous). Quant à l’auteur, interrogé par Le Monde des Livres, il se dit choqué que l’on puisse faire de lui un homme d’extrême droite alors qu’il appartient à une famille de résistants.

Sylvain Gouguenheim. « Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne », Ed. du Seuil, 278 p.

 

5 mai 2008 : Un héritage culturel ne réclame ni don préalable ni testateur » Attaqué par Sylvain Gouguenheim, Alain de Libera, professeur de philosophie à l’Université de Genève, réplique.

Patricia Briel - Le Temps : Que pensez-vous du livre de Sylvain Gouguenheim ?

Alain de Libera : C’est un livre militant, qui porte à la fois sur l’histoire intellectuelle du Moyen Age et l’identité culturelle et religieuse de l’Europe. Le projet d’ensemble est idéologique et apologétique : essai ou pamphlet, dont la vraie cible est le dialogue des cultures. L’information scientifique est sélective. Les thèses nouvelles déjà connues. La « découverte » de Jacques de Venise un non-événement. Il eût été préférable de comparer les entrées successives d’Aristote à partir du grec et de l’arabe et de ne pas se limiter à quelques sciences. Qui lisait ces textes ? Combien de gens les lisaient ? Et pourquoi faire ? L’arrivée des textes traduits de l’arabe a non seulement fait exploser l’offre philosophique, mais elle a aussi suscité une nouvelle demande. Provoqué de nouvelles questions. Soulevé de nouveaux problèmes – c’est aussi cela la science, et la philosophie. Les textes d’Averroès, le « Commentateur d’Aristote », ont été lus, souvent commentés eux-mêmes, jusqu’à la fin du XVIe siècle. Leur diffusion coïncide avec l’essor des universités. En éliminant de sa démonstration tout ce qui est postérieur au haut Moyen Age, sous prétexte que cela était bien connu, M. Gouguenheim s’est fait la partie belle : il a laissé de côté quatre siècles de réception des sources arabes, de crises universitaires européennes, de censures, de résistance à l’aristotélisme, d’effervescence théologique, de conflits entre la raison et la foi. Il est vrai qu’en poussant jusqu’à 1210 et au Concile de la Province ecclésiastique de Sens, il lui aurait fallu montrer l’Europe chrétienne tout occupée à arracher ses racines, en interdisant la lecture des « livres naturels d’Aristote », la Métaphysique, le De anima, la Physique, « ainsi que de ses commentaires, tant en public qu’en privé sous peine d’excommunication ».

– Le médiéviste démontre qu’au sein du monde islamique, les musulmans n’ont joué pratiquement aucun rôle dans la traduction des textes grecs. Ces traductions auraient été le fait uniquement des chrétiens syriaques.

– Il faut distinguer ici deux choses : la philosophie en Islam et la philosophie de l’Islam. Uniquement et principalement. L’existence de médiateurs chrétiens du syriaque à l’arabe n’est contestée par personne. N’oublions pas cependant que ces « passeurs » du grec au syriaque, les nestoriens, les jacobites, étaient aussi des « hérétiques » aux yeux des Byzantins. N’oublions pas non plus que les Byzantins étaient antihelléniques, et que les musulmans étaient philohelléniques parce qu’antibyzantins. Ce qui est inacceptable dans la démarche de Sylvain Gouguenheim, c’est de mêler à ces questions de fait des hypothèses d’un autre âge sur le génie de la langue arabe – langue sémitique inclinant à la poésie plus qu’au concept, et sur l’essence des religions – l’islam incompatible avec la raison. L’islam n’étant pas soluble dans l’hellénisme, les musulmans n’auraient retenu de la pensée grecque que ce qui était compatible avec le Coran. Mais que faisaient d’Aristote les chrétiens du haut Moyen Age, avant l’arrivée des traductions tolédanes ou de celles de Michel Scot ? Ils n’en retenaient majoritairement que ce qui était utile à la théologie trinitaire, à l’élaboration du dogme, à la controverse intra et inter-chrétienne : une petite partie de la logique. L’alliance de la raison grecque et du christianisme ne concernait qu’une partie limitée des savoirs grecs.

– En définitive, qu’est-ce que l’Europe doit à l’islam ?

– Elle ne lui doit rien. Un héritage culturel ne réclame pas de don préalable, ni de testateur. La circulation des savoirs se fait par appropriation volontaire. Il y a quelquefois des échanges et des réciprocités. Plus souvent des porosités. Au minimum, des contacts, qui peuvent être conflictuels. La religion ne produit pas la science. Bien heureux quand elle ne l’empêche pas. Les chrétiens se sont approprié certains savoirs arabes, grâce à des politiques de traduction, comme les musulmans l’avaient fait, entre autres pour les savoirs grecs, en Orient. Cela dit, il faut garder la mémoire de ce que l’on a acquis : où, quand, comment, par quels intermédiaires. – On ne peut donc pas parler des racines grecques de l’Europe chrétienne ?

– Le président Sarkozy le fait. On devrait plutôt s’intéresser de manière critique aux transferts culturels, une notion inventée au Moyen Age, avec la translatio studiorum érigeant le monde carolingien contre Byzance, puis le royaume de France contre l’Empire, et l’Université de Paris contre l’Anglais, en seuls héritiers légitimes d’Athènes et de Rome. Ces filiations revendiquées sont des mythes fondateurs, permettant, comme dans un roman familial, la construction d’une identité collective. Cela n’a rien à voir avec la circulation réelle des savoirs ou des textes. L’image des racines vient d’ailleurs. Par exemple des débats sur le Préambule de la défunte Constitution européenne et des « racines chrétiennes de l’Europe ». C’est une image à usage polémique, qui va de pair avec la déploration par Benoît XVI dans le Discours de Ratisbonne de la « déshellénisation du christianisme » entamée par la Réforme

Daté « mai-juin 2008 » mais paru début mai 2008 : Alain de Libera, Landerneau terre d’Islam, Revue internationale des livres et des idées, n°5

En 1857, Charles Renouvier faisait paraître Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être. L’histoire alternative (What-if history) était née. Ce qui s’énonce sous le titre Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’Islam ? pourrait annoncer un plaisant exercice d’histoire fiction. Le public du Monde se voit au contraire offrir l’éloge d’une histoire réelle, étouffée par les « préjugés de l’heure » et les « convictions devenues dominantes ces dernières décennies », en suivant (au choix) « Alain de Libera ou Mohammed Arkoun, Edward Saïd ou le Conseil de l’Europe ». L’« étonnante rectification » à laquelle le « travail » (mirabile dictu !)récemment publié aux Éditions du Seuil soumet les thèses de la nouvelle Bande des Quatre, autrement dit : une vulgate « qui n’est qu’un tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données partielles ou partiales », vient de loin. Elle courait depuis beau temps sur les sites néoconservateurs, traditionalistes ou postfascistes stigmatisant pêle-mêle mon « adulation irrationnelle » et ma « complaisance » pour l’« Islam des Lumières » ou le « mythe de l’Andalousie tolérante », sans oublier l’accumulation de « mensonges destinés à nous anesthésier » (« on ne nous dit jamais que les textes grecs ont été traduits par des Chrétiens d’Orient, à partir du syriaque ou directement du grec » ; on nous cache soigneusement que « ni Avicenne, ni Averroès ne connaissaient le grec », comme, serais-je tenté de dire, on ne nous dit pas volontiers qu’il en allait de même pour Pierre Abélard, Albert le Grand, Thomas d’Aquin ou Guillaume d’Ockham). Après l’extraordinaire publicité faite à Aristote au Mont-saint-Michel, « nous » voilà définitivement débriefés. L’univers des blogs souffle : le « lavage de cerveau arabolâtre » par une « triste vulgate universitaire de niveau touristique », « tiers-mondiste » et « néostalinienne » n’opérera plus sur « nous ». Les médiévistes, eux, ont du mal à respirer. Si détestable soit l’air ambiant, leurs réponses viendront. Étant nommément mis en cause, je me crois autorisé ici à quelques remarques personnelles, supposant que « le Conseil » incriminé ne se manifestera guère, non plus qu’Edward Saïd mort en 2003, et espérant que mon ami Mohammed Arkoun trouvera le moyen de se faire entendre. Si Ernest Renan a cru bon d’écrire en 1855 que « les sémites n’ont pas d’idées à eux », aucun chercheur virtuellement mis au ban du « courage » intellectuel par l’article paru le 3 avril 2008 dans Le Monde n’a jamais parlé d’une « rupture totale entre l’héritage grec antique et l’Europe chrétienne du haut Moyen Âge », ni soutenu que la « culture grecque avait été pleinement accueillie par l’islam », ni laissé entendre que « l’accueil fait aux Grecs fut unanime, enthousiaste » ou « capable de bouleverser culture et société islamiques ». Aucun historien des sciences et des philosophies arabes et médiévales n’a jamais présenté « le savoir philosophique européen » comme « tout entier dépendant des intermédiaires arabes » ni professé qu’un « monde islamique du Moyen Âge, ouvert et généreux » soit venu « offrir à l’Europe languissante et sombre les moyens de son expansion ». La vulgate dénoncée dans Le Monde n’est qu’un sottisier ad hoc, inventé pour être, à peu de frais, réfuté. En ce qui me concerne, j’ai, en revanche, « répété crescendo » depuis les années 1980 que le haut Moyen Âge latinophone avait préservé une partie du corpus philosophique de l’Antiquité tardive, distingué deux âges dans l’histoire de la circulation des textes d’Orient (chrétien, puis musulman) en Occident, l’âge gréco-latin et l’arabo-latin, marqué la différence entre « philosophie en Islam » et « philosophie de l’islam », mis en relief le rôle des Arabes chrétiens et des Syriaques dans « l’acculturation philosophique des Arabes » et souligné la multiplicité des canaux par lesquels les Latini s’étaient sur la « longue durée » (le « long Moyen Âge » cher à Jacques Le Goff) réapproprié une partie croissante de la pensée antique. Un historien, dit Paul Veyne, « raconte des intrigues », qui sont « autant d’itinéraires qu’il trace » à travers un champ événementiel objectif « divisible à l’infini » : il ne peut « décrire la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout » ; aucun des itinéraires qu’il emprunte « n’est le vrai », aucun « n’est l’Histoire ». Les mondes médiévaux complexes, solidaires, conflictuels dont j’ai tenté de décrire les relations, les échanges et les fractures ne sauraient s’inscrire dans une hagiographie de l’Europe chrétienne, ni s’accommoder de la synecdoque historique qui y réduit l’Occident médiéval : il y a un Occident musulman et un Orient musulman comme il y a un Orient et un Occident chrétiens, un kalam (le nom arabe de la « théologie ») chrétien, juif, musulman. Pour construire mon propre itinéraire, j’ai utilisé, en l’adaptant, l’expression de translatio studiorum (transfert des études) pour décrire les transferts culturels successifs qui, à partir de la fermeture de la dernière école philosophique païenne, l’école néoplatonicienne d’Athènes, par l’empereur chrétien Justinien (529), ont permis à l’Europe d’accueillir les savoirs grecs et arabes dans ses lieux et institutions d’enseignement. L’homme dont le nom « mériterait de figurer en lettres capitales dans les manuels d’histoire culturelle », Jacques de Venise, que tout le monde savant connaît grâce à Lorenzo Minio Paluello et l’Aristoteles Latinus, figure en bas de casse dans l’index de mon manuel de Premier cycle, désormais (providentiellement) rebaptisé Quadrige, où il occupe plus de deux lignes, comme celui, au demeurant, de Hunayn Ibn Ishaq. Les amateurs de croisades pourraient y regarder avant d’appeler le public à la grande mobilisation contre les sans-papiers. Vue dans la perspective de la translatio studiorum, l’hypothèse du Mont-saint-Michel, « chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin » hâtivement célébrée par l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la réévaluation du rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de l’omelette. Le sous-titre de l’ouvrage paru dans la collection « L’Univers historique » est plus insidieux. Parler des « racines grecques de l’Europe chrétienne » n’est pas traiter des « racines grecques du Moyen Âge occidental latin ». On ne peut annexer Byzance ni à l’une ni à l’autre. Les interventions de Charlemagne dans la « querelle des images », le schisme dit « de Photios », le sac de Constantinople par les « Franks », le nom byzantin des « croisés », le Contra errores Graecorum ne plaident guère en faveur d’une réduction des christianismes d’Orient et d’Occident à une Europe chrétienne étendue d’Ouest en Est. Quant aux fameuses « racines grecques » opposées à l’« hellénisation superficielle de l’Islam », faut-il encore rappeler que la philosophia a d’abord été présentée comme une science étrangère (« du dehors ») chez les Byzantins avant de l’être chez les penseurs juifs et musulmans, l’appellation de « science étrangère » – étrangère à la Révélation et au « nous » communautaire qu’elle articule – étant née à Byzance, où la philosophie a été longtemps qualifiée de « fables helléniques » ? Faut-il encore rappeler que si les chrétiens d’Occident se sont emparés de la philosophie comme de leur bien propre, ce fut au nom d’une théorie de l’acculturation formulée pour la première fois par Augustin, comparant la sagesse des païens et la part de vérité qu’elle contient à l’or des Égyptiens légitimement approprié par les Hébreux lors de leur sortie d’Égypte (Ex 3, 22 et Ex 12, 35) ? Je « nous » croyais sortis de ce que j’ai appelé il y a quelques années, dans un article du Monde diplomatique : la « double amnésie nourrissant le discours xénophobe ». Voilà, d’un trait de plume, la falsafaredevenue un événement marginal, pour ne pas dire insignifiant, sous prétexte que « l’Islam ne s’est pas véritablement hellénisé ». Averroès ne représente qu’Ibn Rushd, Avicenne qu’Ibn Sina, c’est-à-dire « pas grand-chose, en tout cas rien d’essentiel ». Encore un pas et l’on verra fanatiques religieux et retraités pavillonnaires s’accorder sur le fait que, après tout, l’Europe chrétienne qui, bientôt, n’aura plus de pétrole a toujours eu les idées. J’ai assez dénoncé le « syndrome de l’abricot » pour ne pas jouer la reconnaissance de dette contre le refus de paternité ni tout confondre dans la procédure et la chicane accompagnant tout discours de remboursement. Le lieu commun consistant à recommencer l’inlassable inventaire des emprunts de l’Occident chrétien au monde arabo-musulman n’a pas d’intérêt, tant, du moins, qu’il ne s’inscrit pas dans une certaine vision philosophique et culturelle de l’histoire européenne. De fait, aller répétant que le mot français abricot vient de l’espagnol albaricoque, lui même issu de l’arabe al-barqûq (« prune ») ne changera rien au contexte politique et idéologique teinté d’intolérance, de haine et de refus que vit une certaine Europe – sans parler évidemment des États-Unis d’Amérique – par rapport à l’Islam.Qu’elle soit ou non « étrangère », reste que la philosophie n’a cessé de voyager. C’est la longue chaîne de textes et de raison(s) reliant Athènes et Rome à Paris ou à Berlin via Cordoue qui a rendu possibles les Lumières : Mendelssohn lisait Maïmonide, qui avait lu Avicenne, qui avait lu Alfarabi, et tous deux avaient lu Aristote et Alexandre d’Aphrodise et les dérivés arabes de Plotin et de Proclus. Le « creuset chrétien médiéval », « fruit des héritages d’Athènes et de Jérusalem », qui a « créé, nous dit Benoît XVI, l’Europe et reste le fondement de ce que, à juste titre, on appelle l’Europe », est d’un froid glacial, une fois « purifié » des « contributions » des traducteurs juifs et chrétiens de Tolède, des Yeshivotde « sciences extérieures »de l’Espagne du Nord, où les juifs, exclus comme les femmes des universités médiévales, nous ont conservé les seuls fragments attestés d’une (première) version arabe du Grand Commentaired’Averroès sur le De anima d’Aristote. Combien de manuscrits judéo-arabes perdus à Saragosse ? Combien de maîtres oubliés ? Autant peut-être que dans les abbayes bénédictines normandes du haut Moyen Âge. Je confie à d’autres le soin de rappeler aux fins observateurs des « tribulations des auteurs grecs dans le monde chrétien » que la Métaphysiqued’Aristote a été traduite en arabe et lue par mille savants de l’Inde à l’Espagne, qu’un livre copié, a contrario, ne fait pas un livre lu, que la mise en latin de scholies grecques trouvées telles quelles dans le manuscrit de l’œuvre que l’on traduit n’est pas nécessairement une « exégèse » originale, qu’il a existé des Romains païens, que les adversaires musulmans de la falsafa étaient tout imprégnés des philosophies atomistes reléguées au second plan dans les écoles néoplatoniciennes d’Athènes et d’Alexandrie, et bien d’autres choses encore. Les médias condamnent les chercheurs au rôle de Sganarelle, réclamant leurs gages, seuls, et passablement ridicules, sur la grande scène des pipoles d’un jour. Je n’ai que peu de goût pour ce rôle, et ne le tiendrai pas. Je pourrais m’indigner du rapprochement indirectement opéré dans la belle ouvrage entre Penser au Moyen Âge et l’œuvre de Sigrid Hunke, « l’amie de Himmler », appelant les amateurs de pensée low cost à bronzer au soleil d’Allah. Je préfère m’interroger sur le nous ventriloque réclamant pour lui seul l’usufruit d’un Logos benoîtement assimilé à la Raison : nous les « François de souche », nous les « voix de la liberté », nous les « observateurs de l’islamisation », nousles bons chrétiens soucieux de ré-helléniser le christianisme pour oublier la Réforme et les Lumières. Je ne suis pas de ce nous-là.Méditant sur les infortunes de la laïcité, je voyais naguère les enfants de Billy Graham et de Mecca-Cola capables de sortir enfin de l’univers historique du clash des civilisations. Je croyais naïvement qu’en échangeant informations, récits, témoignages, analyses et mises au point critiques, nous, femmes et hommes de sciences, d’arts ou de savoirs, aux expertises diverses et aux appartenances culturelles depuis longtemps multiples, nous, citoyens du monde, étions enfin prêts à revendiquer pour tous, comme jadis Kindi pour les Arabes, le « grand héritage humain ». C’était oublier l’Europe aux anciens parapets. La voici qui, dans un remake qu’on voudrait croire involontaire de la scène finale de Sacré Graal, remonte au créneau, armée de galettes « Tradition & Qualité depuis 1888 ». Grand bien lui fasse. Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale » et aux caves du Vatican.

 

Début mai 2008 : Max Lejbowicz, "Saint-Michel historiographe. Quelques aperçus sur le livre de Sylvain Gouguenheim" [ce texte paraitra dans la revue les Cahiers de Recherches Médiévales, prévu pour le numéro 16 de l’année prochaine – 2009]

L’ auteur développe une thèse qui, fondée sur le postulat de l’excellence exclusive de la culture grecque, se met aisément sous forme syllogistique. Prémisse majeure : la culture de l’Europe latine s’est tout au long du Moyen Âge abreuvée aux sources de la culture grecque. Prémisse mineure : à la même époque, la culture arabo-islamique n’a été qu’effleurée par la culture grec-que. Conclusion : la culture arabo-islamique a eu peu d’effet sur le développement d’une Europe latine, grecque dans l’âme, en dépit des traductions arabo-latines du XIIe siècle.

Mis en valeur par un titre accrocheur, les rapports d’Aristote et du Mont-Saint-Michel ne sont traités que dans un des cinq chapitres du livre, le troisième ; ils s’insèrent dans l’ensemble plus large que je viens d’évoquer et que traduit le sous-titre d’un classicisme austère. L’illustration de couverture renforce pourtant ce titre discutable en l’orientant curieusement. Elle reproduit une enluminure où, dans le ciel du Mont-Saint-Michel, l’archange protecteur des lieux terrasse le dragon1. Faut-il penser qu’en éduquant l’Europe latine un Aristote exempt d’arabismes a rejoint la milice céleste ? Je préfère croire que l’ auteur et son éditeur invitent leurs lecteurs du XXIe siècle à partager le combat que sous toutes les latitudes et à toutes les époques, les historiens mènent contre les approximations, les erreurs, les dossiers mal ficelés et les surinterprétations, contre aussi ces dérives du jugement qui résultent de compagnonnages inavoués. Je ré-ponds à leur initiative, en procédant du simple, du trivial même, au complexe. Le livre se termine par une Bibliographie sélective (BS) de quinze pages. Si elle donne, comme il se doit, un aperçu de la documentation sur laquelle l’ auteur s’est appuyé pour défendre et il-lustrer sa thèse, elle laisse aussi entrevoir le degré de familiarité qu’il a atteint avec son sujet. L’usage de préciser les première et dernière pages des articles et des contributions à un volume n’est que partiellement suivi ; y échappent Aerts, al-Azmeh, Albert, Ammar, Delcambre, van Ess, etc. sans qu’on sache en quoi ces auteurs ont démérité. Les trois auteurs du tome I de l’Histoire culturelle de la France ne doivent pas être énoncés selon l’ordre alphabétique de leur nom mais en commençant par celui de Michel Sot, qui, conformément aux informations données sur la couverture et la page de titre, a dirigé ce tome. L’ouvrage de Robert Benson, Giles Constable et Carol Lanham n’est pas seulement sorti sous le label d’un éditeur américain, Harvard University Press, mais aussi sous celui d’un éditeur européen, Clarendon Press d’Oxford ; il en existe de surcroît une édition de poche parue en 1991 chez Toronto University Press. La traduction française de l’ouvrage de Richard Hodges et David Whitehouse n’est pas parue au CNRS mais aux éditions P. Lethielleux, dans une collection spécialisée et de haute tenue : « Réalités byzantines ». Le tome I d’une des deux contributions citées de Roshdi Rashed, Les mathématiques infinitésimales du IXe au XIe siècle, n’est pas davantage paru au CNRS, en 1996, mais à l’Al-Furqan Islamic Heritage Foundation de Londres, trois ans plus tôt. Quatre autres tomes ont depuis complété ce premier chez le même éditeur. La lecture de cet ensemble est quelque peu ardue mais, en persévérant, le lecteur obtient un résultat difficilement contestable : le niveau atteint par les mathématiciens arabophones sur le sujet annoncé par le titre se situe au-dessus de celui des Grecs de l’Antiquité et bien au-dessus de celui des Latins de l’époque.

L’adjectif qui qualifie cette bibliographie aurait demandé que soient précisés les critères au nom desquels la sélection s’est opérée. En l’état, ils paraissent si peu évidents que l’adjectif « arbitraire » semble être plus approprié. Certains travaux de Lorenzo Minio-Paluello sont largement utilisés dans le livre, eux qui ont mis en pleine lumière la figure du traducteur gréco-latin Jacques de Venise2 ; mais le recueil du savant médiéviste, Opuscula. The Latin Aristotle, Amsterdam, 1972 n’est pas mentionné. Il réunit, en les dotant le plus souvent de notes additionnelles, tous les articles de l’intéressé qui, parus avant 1969, étaient pour lui importants, soit trente-et-un au total. De fait, les trois sur cinq qui sont cités dans la BS, et qui respectent ce critère de date, se retrouvent dans les Opuscula, munis, pour deux d’entre eux, de notes additionnelles pour deux d’entre eux. La documentation sur laquelle l’ auteur s’appuie pourrait être évaluée en rapportant ces trois articles aux trente-et-un du recueil : elle atteint le dixième de ce qu’il aurait été souhaitable qu’elle acquière3. Pire : l’instrument de travail de Charles Lohr4, est, lui, passé sous silence. La présence des médiévistes sollicités oscille entre le dixième de Minio-Paluello et le zéro de Lohr. Qu’on en juge. Peut-on réduire l’apport aux études médiévales de Menso Folkerts à son seul article sur l’abaque de Gerbert ? Ce médiéviste n’est-il pas aussi l’auteur d’un très remarquable Euclid in Medieval Europe, qui, paru en 1989 a, depuis lors, été mis en ligne et à jour sur le site http://www.math.ubc.ca/ cass/Euclid/folkerts/folkerts.html ? Et que dire de l’absence de l’étude fondatrice de Marshall Clagett, « The Medieval Latin Translations From the Arabic of the Elements of Euclid, With Special Emphasis on the Versions of Adelard of Bath », Isis, XLIV (1953), p. 16-42, reprise dans le recueil Studies in medieval Physics and Mathematics, Londres, 1979 ? Sans compter une autre absence non moins étonnante, celle qui porte sur les éditions de l’Euclide arabo-latin par Hubert L. L. Busard, seul ou avec l’aide du même Folkerts, de ou attribué à Hermann de Carinthie, Adélard de Bath, Gérard de Crémone, Robert de Chester et Campanus de Novare ? Outre, enfin, que le même Busard a également édité la version médiévale gréco-latine anonyme des Éléments, édition que notre chantre de l’hellénisme n’a pas retenue. Le nombre des manuscrits de chacune de ces deux versions montre celle qui avait la préférence des Latins des XIIe-XVe siècles : l’arabo-latine est très nettement gagnante. Autre « oubli » étonnant : les cinq tomes de l’Archimedes in the Middle Ages de Clagett, si riches en textes originaux, et si révélateurs des efforts des clercs médiévaux latins pour retrouver les éléments d’une véritable science. Parmi les lacunes les plus flagrantes au regard du thème annoncé par le sous-titre, on relève : les Dionysiaca édités par Philippe Chevallier, Paris, 1937 ; Hyacinthe F. Dondaine, Le Corpus Dionysien de l’Université de Paris au XIIIe siècle, Rome, 1953 ; les éditions et les travaux de Raymond Klibansky sur le Platon latin ; les mille pages de la Cambridge History of Later Medieval Philosophy, 1982, qui contiennent une excellente contribution de Bernard G. Dod, « Aristotle in the middle ages » et, parue sous la direction de Peter Dronke, la plus modeste History of Twelfth-Century Western Philosophy, 1988, qui contient trois remarquables contributions sur les héritages philosophiques reçus par les clercs médiévaux : platonicien (Tullio Gregory), stoïcien (Michael Lapige) et arabe (Jean Jolivet). Réduire à Aristote l’hellénisme de l’Europe latine n’est guère conforme au contenu des bibliothèques médiévales.

L’ auteur montre un intérêt particulier pour l’un des traducteurs arabo-latins, Adélard de Bath, déjà cité ; je prends les quelques lignes qu’il lui consacre pour fil conducteur de la suite de mon propos5. Il donne, p. 52, un aperçu bio- et bibliographique d’Adélard, mais sans préciser les sources auxquelles il puise. S’il avait consulté les actes du colloque Adelard of Bath. An English Scientist and Arabist of the Early Twelfth Century, Londres, 1987, ou la biographie de Louise Cochrane, Adelard of Bath. The First English Scientist, Londres, 1994, il n’aurait pas attribué à son héros une traduction arabo-latine de la Syntaxe mathématique de Claude Ptolémée, qui a jusqu’à aujourd’hui échappé à la vigilance du spécialiste par excellence du Ptolémée arabo-latin, Paul Kunitzsch. La BS n’a pas retenu le nom de cet historien polyglotte de l’astronomie ancienne et médiévale, dont l’œuvre est impressionnante (voir sa bibliographie sur le site http://www.geschichte.uni-muenchen.de/wug/gnw/personen_kunitz.shtml).

L’ auteur mentionne dans ce même passage le traité sur l’astrolabe d’Adélard, sans prendre la peine de le situer dans les années 1140-1150. Or cette décennie abonde en traités de l’espèce avec ceux de Raymond de Marseille, de Jean de Séville, d’Abraham ibn Ezra, de Platon de Tivoli, de Robert de Chester et de Robert de Bruges – outre la traduction latine, par Hermann de Carinthie, de la traduction gréco-arabe de la Planisphère de Ptolémée, qui contient la théorie de la projection stéréographique indispensable à l’intelligence de l’instrument. Fait significatif : Hermann dédie sa traduction à un maître chartrain, Thierry de Chartres, et jette ainsi un pont entre les traducteurs arabo-latins travaillant dans la péninsule ibérique et l’un des plus prestigieux maîtres de l’École de Chartres6. L’auteur ignore cette effervescence astrolabique si remarquablement datée, qui doit peu aux Grecs et beaucoup aux Arabes ; il n’est pas en mesure de signaler la place que le traité d’Adélard occupe dans le genre, alors que l’originalité en avait été soulignée par Emmanuel Poulle dans les actes du colloque de 1987 et qu’elle permet de voir à l’œuvre les modes d’information et de pen-ser d’un des plus originaux traducteurs arabo-latins. Toujours dans ce même passage, l’ auteur met à l’actif d’Adélard la traduction de tables astronomiques, sans préciser qu’il s’agit de celles d’al-Khwârizmî dont la version latine a été éditée par Henri Suter en 1914 et brillamment commentée en 1962 par Otto Neugebauer, l’un et l’autre passés entre les mailles de la BS. Dépossédés d’une de leurs tables astronomiques, les Arabes le sont de la plupart de leurs observatoires.

D’après l’ auteur, p. 247, n. 63 : « les premiers observatoires astronomiques apparaissent seulement dans la deuxième moitié du XIIIe siècle (observatoire de Maragha en Azerbaïd-jan, édifié sur ordre du petit-fils de Gengis Khan et doté d’une bibliothèque ; malheureusement les sources écrites sont indigestes et on ne connaît pas le fonctionnement de cette institution). » Que n’a-t-il lu le livre de Roshdi Rashed et Régis Morelon, Histoire des sciences arabes, qui est bel et bien mentionné dans la BS ! Il aurait appris, t. 1, p. 23-30, sous la plume de Morelon, que les premiers observatoires arabes ont quatre siècles de plus. L’éminent historien de l’astronomie arabe parle aussi de celui de Maragha « dont nous connaissons bien le fonctionnement (p. 28) », en renvoyant au rapport de fouille de P. Vardjavand qui date de plus d’un quart de siècle (Istanbul, 1980).

Un autre gros poisson a échappé aux filets de l’ auteur : Adélard a également traduit un second texte d’al-Khwârismî, le traité sur la numération de position. Sa traduction a été éditée, traduite en français et commentée par André Allard, avec trois autres traductions du même traité réalisées à la même époque7. Ces textes éclairent rétrospectivement l’abaque de Gerbert, antérieure de près de cent cinquante ans, et qui n’a rien à voir avec son homonyme de l’antiquité gréco-latine. Ne faisant pas usage du zéro, comme l’exige la numération de position, Gerbert est obligé de recourir à un palliatif : selon les besoins du calcul en cours, il place l’un des nombres de 1 à 9 dans une première colonne, celle des unités, dans une deuxième, celle des dizaines, dans une troisième, celle des centaines, etc. ; puis, pour procéder à l’une des quatre opérations, il élabore une procédure adaptée à ce dispositif. Au contact d’une nouveauté arabe qu’il peine à comprendre, il a transformé un héritage gréco-latin et produit un ersatz arithmétique que ses successeurs, mieux avertis, relégueront aux rayons des curiosités intellectuelles. Passer de Gerbert à Adélard, c’est passer d’une pseudo à une véritable numérotation de position, dont est constitutif ce zéro au statut étrange et à l’étymologie étrangère aussi bien au grec qu’au latin. Les médiévaux latins ont ainsi atteint, grâce aux Arabes et non sans efforts, un niveau arithmétique inconnu de l’Antiquité classique. Je ne vois pas en quoi cette page ne devrait pas être intégrée à une enquête sur les origines culturelles de l’Europe – sauf à attribuer à la numération additive une excellence dont elle est dépourvue ; son maintien aurait, par exemple, empêché la naissance de l’informatique, pour ne rien dire des multiples blocages qu’elle n’aurait pas manqué d’introduire dans la théorie des nombres.

Par la suite, p. 184 et 256, n. 31, l’ auteur revient sur Adélard dont il cite, en traduction française, un extrait des Quaestiones naturales, en s’abstenant de mentionner l’édition latine utilisée (Müller, Münster, 1934 ? Di Giovanni et Ferrari, Rapallo, 1965 ? Burnett, Cambridge, 1998 ?) et a fortiori en n’en donnant pas les références précises. Bien qu’aucune marque typographique ne signale le montage, la citation est formée de deux passages, l’un emprunté au prologue et l’autre à l’avant-propos des Quaestiones8. Ces deux passages ne sont pas inconnus des médiévistes. Ils avaient été relevés en latin par le pionnier des études sur les traductions médiévales, Amable Jourdain9. Ils sont également cités en français par Michel Rouche10, dans des termes identiques à ceux de l’ auteur jusque dans l’absence d’indication du montage : les deux auteurs ont au moins une source commune et, de toute façon, l’absence de consultation du texte original est rédhibitoire sous la plume d’un historien. Dans ces passages, Adélard s’en prend aux pisse-vinaigre qui récusent par principe les nouveautés ; pour éviter leurs attaques, il préfère mettre au compte des Arabes ce qui vient de son propre fonds : « Le propos mérite d’être médité » soutient sans plus l’ auteur. Il mérite surtout d’être compris. Il serait bien maladroit d’attribuer fictivement des nouveautés de prix à des auteurs chargés d’une sinistre réputation. Pour que les lecteurs du XIIe siècle ad-mettent la tactique d’évitement qu’Adélard adopte, ils doivent au moins la considérer comme crédible ; et ils ne le peuvent qu’en tenant en haute estime les savants arabophones. La traduction citée des deux traités d’al-Khwârismî favorise évidemment cette notoriété. Mais il y a plus. Les arabica studia du passage cité de l’avant-propos des Quaestiones répondent aux Arabum studia d’un passage non cité du prologue, et ces deux expressions deviennent, sous la plume d’un autre traducteur, Hermann de Carinthie, les intimi Arabum thesauri –trésors très secrets qu’il a exploités en travaillant dans la haute vallée de l’Èbre avec Robert de Chester, à qui il adresse le prolo-gue de son De essentiis11. Le mot thesauri est employé à peu près à la même date dans une optique similaire par un traducteur qui travaille pour l’essentiel à Barcelone, Platon de Tivoli12. Un peu plus tard, vers la fin des années 1160, un Anglais, Daniel de Morley, ronge son frein à Paris, où l’a conduit sa soif de connaissance, que les Franciae magistrin’ont pas étanchée. Il ressent un vif at-trait pour la doctrina Arabum13, si vif qu’il part pour Tolède afin de l’étudier. Il est cette fois comblé. Une expression similaire se trouve chez Étienne d’Antioche, un natif de Pise, qui parle avec déférence de l’Arabum veritas14. Alors que l’encre du De essentiis et du De scientia stellarum est à peine sèche, Gérard de Crémone arrive à la fin de son cursus scolaire en devenant magister ar-tium15. Il décide de quitter sa ville natale « par passion pour l’Almageste, amoreAlmagesti, qui était absolument introuvable chez les Latins ». À la recherche du chef-d’œuvre de Ptolémée, il obéit au tropisme de nombreux chercheurs de son temps : il prend la route de Tolède (non celle de Constantinople ou de la Sicile…), où Daniel de Morley devait par la suite le rejoindre16. Pour évoquer la découverte de la science et de la philosophie arabes par leur futur maître, les auteurs de la Vita font dresser par le voyageur un constat. Arrivé dans la ville frontière de la Reconquista, il remarque « l’abondance des livres rédigés en arabe dans toutes les disciplines » et déplore « la pénurie des Latins en ces matières, qu’il avait bien connue. » Avec une énergie proprement admirable, il devient le traducteur arabo-latin le plus prolixe de sa génération. La série de notations que je viens de faire trouve son expression la plus haute sous la plume de Pierre Abélard. Dans son Dialogue d’un Philosophe avec un Juif et un Chrétien, le personnage du philosophe est un fils d’Ismaël, circoncis, autrement dit un Musulman17. Pour la fine fleur de l’intelligentsia du XIIe siècle latin, les maîtres de la ratio vivent au Sud des Pyrénées et à l’Est de la Méditerranée. Certes, Abélard, qui possède jusqu’au bout des ongles l’Aristote connu en son temps, sent le souffre. Mais Pierre le Vénérable, qui est à la tête d’un puissant réseau ecclésiastique et qui ne passe pas pour être un spécialiste d’Aristote ? Il juge les Arabes « habiles et savants » et fait l’éloge de leurs bibliothèques remplies de livres consacrés aux arts libéraux et aux sciences de la nature, même s’il continue à les juger « sots quant aux choses éternelles et divines18. » La différence de leur culture n’a pas empêché les deux hommes de nouer des rapports d’estime et de respect19. Après ce tour d’horizon, je peux revenir à l’aveu d’Adélard, dont les écrits ne montrent pas une prédilection marquée pour « les choses éternelles et divines ». C’est bien parce que les sciences arabophones jouissent à son époque d’un réel prestige que, pour être entendu, il prétend mettre ses propres réflexions sous leur patronage. Son choix proclamé d’une tactique d’évitement est en sous-main une tactique d’autopromotion. Il cherche à séduire le public susceptible de le suivre en laissant supposer que lui-même suit des maîtres arabes. Qu’il soit lu littéralement ou qu’il soit entendu jusque dans ses roueries, Adélard témoigne de la haute estime dans laquelle il tient les savoirs arabes. Pouvait-il agir différemment, alors qu’il a pris la peine de traduire certains ouvrages arabes, qui, eu égard à sa formation et au niveau des études latines, n’étaient pas d’accès facile ? En prétendant que, pour se mettre à l’abri des conservateurs de toute sorte, il préfère attribuer aux Arabes ses propres conceptions, il accroît le prestige de ces derniers ; et, en même temps, son arabophilie ne va pas sans un certain aveuglement. Je ne suis pas sûr qu’en procédant ainsi, il se soit mis à l’abri d’attaques possibles : il s’expose à être dénigré soit comme auteur de nouveau-tés soit comme porte-parole de nouveautés. L’admiration qu’il porte aux sciences arabes lui fait commettre des erreurs tactiques. Au final, son aveu incite à « méditer » sur les difficultés que rencontrent les novateurs, arabophiles ou non, dans un environnement conservateur, chrétien ou non. L’ auteur soutient tout au long de son livre que les médiévaux latins font preuve d’une bonne tenue intellectuelle grâce à leur connaissance de la culture grecque. À lire les auteurs qui appartiennent à l’avant-garde du XIIe siècle, c’est plutôt la science arabe qui joue le rôle d’aiguillon. À moins d’invoquer l’ingratitude et l’inconscience de ces initiateurs, force est de reconnaître que l’ auteur s’est enfermé dans une contradiction. Si les médiévaux la-tins sont, comme il le prétend, des hommes formés et informés, est-ce qu’il n’est pas préférable d’accepter leurs propos ? Et, par la même occasion, de revoir la thèse unilatérale qu’il défend ? Qu’il n’ait pas fait l’effort de prendre connaissance des différentes pièces du dossier, chaque page de son livre le proclame et sa thèse en ait la cruelle démonstration. Ses insuffisances manifestes ne condamnent pas son projet dès lors qu’il est abordé avec le bagage requis. Faire le bilan des apports respectifs des cultures grecque et arabe à l’éducation des médiévaux latins est une tâche passionnante et, dans les circonstances présentes, une œuvre salutaire. Le livre refermé, on attend toujours l’historien qui l’entreprendra en respectant les quelques règles d’or des sciences humaines et plus particulièrement de sa discipline : la neutralité axiologique19, la connaissance des sources et une bonne connaissance des études ponctuelles déjà publiées sur les différents aspects du thème retenu. En dehors de ces trois règles, il n’y a pas d’historien qui vaille. Le toupet impressionne les amateurs20 ; il n’aide pas à construire un savoir.

 

Notes

1 L’enluminure est dotée d’un copyright dans la quatrième de couverture, mais son origine n’est précisée nulle part. Rendons au Moyen Âge ce qui lui appartient : elle est extraite des Très Riches Heures du duc de Berry, Chantilly, Musée Conté, ms. 65 daté de 1411-1416 selon les travaux de Patricia Stirnemann (et non de 1402-1416), f. 195, où elle illustre, dans le contexte de la guerre de Cent Ans, le verset Ap 12, 7 : « Et factum est proelium in caelo ; Michahel et angeli eius proeliabantur cum dracone ». La position géographique de l’abbaye confère à celle-ci un rôle stratégique. Peu après la bataille de Poitiers, son abbé reçoit du dauphin Charles le titre de capitaine. Sous l’abbatiat de Pierre Le Roy (1386-1410), elle est pourvue d’un système défensif remarquablement efficace. Elle devient le symbole de la résistance à l’envahisseur, qui, en dépit de ses efforts, ne parviendra jamais à la prendre. La paix revenue, le roi Louis XI rend hommage à ce pôle de résistance en créant l’Ordre de Saint-Michel dévolu à la défense du royaume et à la grandeur de la monarchie (sur tout cela, voir le catalogue de l’exposition Millénaire du Mont-Saint-Michel, 966-1966, Paris, 1966). Il n’y a pas d’image innocente, aussi belle soit-elle. En valoriser une, sans prendre la précaution de préciser les conditions de sa création ni le sens que ses créateurs (les frères Limbourg) et son commanditaire (Jean de Berry, l’un des frères de Charles V) lui ont attribuées, conduit à s’abstraire de d’histoire et à ouvrir les vannes de la mythologie. Tant qu’à faire, je choisis la mythologie qui honore le mieux Clio. 2 J’utilise le mot « traducteur » sans autre précision. Appliqué aux Latins du XIIe siècle, il demanderait des précisions qui dépassent le cadre de ce compte rendu. 3 Depuis Minio-Paluello, la recherche a continué : Guglielmo CAVALLO, Giuseppe DE GREGORIO et Marilena MANIACI (eds.), Scritture, libri e testi nelle aree provinciali di Bisanzio. Actes du Colloque d’Erice, 18-25 septembre 1988, Spolète, 1991, 2 t. et Rita BEYERS, Jozef BRAMS, Dirk SACRE et Koenraad VERRYCKEN (eds.), Tradition et traduction. Les textes philosophiques et scientifiques grecs au Moyen Âge latin. Hommage à Fernand Bossier, Louvain, 1999... La BS ignore ces recueils. 4 Charles LOHR,Commentateurs d’Aristote au Moyen Âge latin. Bibliographie de la littérature secondaire récente, Fribourg / Paris, 1988, 5 Il aurait été possible de prendre d’autres fils conducteurs. J’en énumère quelques-uns : comparer les conjonctures historiques à la naissance du christianisme et à celle de l’islam ; dresser un parallèle entre les couples « christianisme / chrétienté » et « islam / Islam » ; déterminer le statut des langues dans la chrétienté et dans l’Islam ; faire l’histoire des chrétiens syriaques combattus par Byzance et tolérés, sinon honorés, par les Omeyyades et les Abbasides ; dresser un tableau des bibliothèques grecques, latines et arabes ; comparer le statut de l’astrologie à Byzance, dans l’Europe latine et dans l’Islam, en examinant la thèse insolite de Paul Magdalino (si Byzance avait admis l’orthodoxie des astrologues, elle aurait directement participé à la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles) ; analyser l’apport d’Ibn al-Haytham à l’optique, etc. Je n’en choisis qu’un seul pour montrer avec une précision compatible avec les limites d’un compte rendu la désinvolture de l’A. Toutes les études citées par la suite en note sont absentes de la BS. 6 Sur ce point, Max LEJBOWICZ, « Le premier témoin scolaire des Éléments arabo-latins d’Euclide. Thierry de Chartres et l’Heptateuchon », Revue d’histoire des sciences, 56 (2003), p. 347-368. 7 MUHAMMAD IBN MUSA AL-KHWARISMI, Le Calcul Indien (Algorismus), Paris / Namur, 1992, édition qui doit être complétée par celle de FOLKERTS et KUNITZSCH, Die älteste lateinische Schrift über das indische Rechnen nach al-Hwarizmi, Munich, 1997. 8 ADELARD OF BATH, Conversations with his Nephew (…), ed. by Charles Burnett, Cambridge, 1998, p. 82 et 90. 9 A. JOURDAIN, Recherches critiques sur l’âge et l’origine des traductions latines d’Aristote et sur des commentaires grecs ou arabes employés par les docteurs scolastiques, Paris, 1819 (éd. revue par Ch. Jourdain, Paris 1843, p. 274) 10 Michel ROUCHE, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, t. I, Des origines à la Renaissance, Paris 1981 ; éd. de poche, Paris, 2003, p. 351. 11 HERMANN OF CARINTHIA, De essentiis, ed. by Charles BURNETT, Leyden / Cologne, 1982, p. 7026 27, daté de 1143 : « ... cultus et ornatus ... quos ex intimis Arabum thesauris diutine nobis vigilie laborque gravissimus acquisierat. » L’expression cultus et ornatus doit probablement s’entendre de deux manières : leur travail les a enrichis intellectuellement et matériellement. 12 MAHOMETIS ALBATENII, De scientia stellarum ..., Bologne, 1645, pref., fol. b. La version latine qui accompagne l’édition moderne de l’original arabe est due à l’éditeur : AL-BATTANIsiveALBATENII, Opus astronomicum (…) a C. A. NALLINO, Milan, 1899-1907 ; elle n’est pas propice à un relevé lexical. 13 G MAURACH, « Daniel von Morley, ‘Philosophia’ », Mittellateinisches Jahrbuch, 14 (1979), p. 204-255, liber I, prefatio, 1-2, p. 212. La Philosophia a été écrite vers 1180 et le séjour de Daniel à Tolède date des années 1170 (p. 209-210). 14 ÉTIENNE D’ANTIOCHE, Regalis dispositio, texte édité en annexe de l’étude de Charles BURNETT, « Antioch as a Link between Arabic and Latin Culture in the Twelfth and Thirteenth Centuries », dans Isabelle DRAELANTS, Anne TIHON et Baudouin van den ABEELE (eds.), Occident et Proche-Orient : Contacts scientifiques au temps des Croisades, Actes du Colloque de Louvain-la Neuve, 24-25 mars 1997, Turnhout, 2000, pp. 1-78, (20-39, l’expression est à la p. 29). La Dispositio date de 1127 et traduit le Kitâb Kâmil as-sinâ’a d’al-Mağûsî (avant 977/8). 15 Pierluigi PIZZAMIGLIO, « Vita e opere di Gerardo da Cremone secondo un antico memoriale », dans Pierluigi PIZZAMIGLIO (ed.), Gerardo da Cremona, Actes du Colloque de Crémone, 22-23 octobre 1988, Crémone, 1992, pp. 3-7 (3). 16 Voir la notice qu’il est convenu d’appeler la Vita, que les élèves et les proches de Gérard rédigèrent après la mort de leur ami et maître, quelques quarante ans après le périple. Dernière édition critique de la Vita et de ses annexes, Commemoratio librorum et Eulogium, dans Charles BURNETT, The Coherence of the Arabic-Latin Translation Programme in Toleto in the Twelfth Century, Berlin, 1997, pp. 20-33 (22). Ce document ne nous informe pas sur la manière dont Gérard a pu se faire une si haute idée du traité de Ptolémée en ne lui connaissant que la version arabe. Tout se passe comme si cette idée était au XIIe siècle dans l’air du temps. 17 PIERRE ABELARD, Conférences. Dialogue d’un Philosophe avec un Juif et un Chrétien et Connais-toi toi-même. Éthique, trad. par Maurice de Gandillac, Paris, 1993 ; voir Jean JOLIVET, « Abélard et la philosophie », Revue d’histoire des religions, CLIV (1963), p. 181-189 repris dans son recueil Aspects de la pensée médiévale : Abélard. Doctrines du langage, Paris, 1987. 18 PETRUS VENERABILIS, Schriften zum Islam, ed. Reinhold Glei, Altenberge, 1985, p. 114. 19 Sur tout cela : René LOUIS et Jean JOLIVET (eds.), Pierre Abélard et Pierre le Vénérable. Les courants philosophiques, littéraires et artistiques en Occident au milieu du XIIe siècle, Actes du colloque de l’Abbaye de Cluny, 2-9 juillet 1972, Paris, 1975, et notamment le texte liminaire, « Lettre de Pierre le Vénérable à Héloïse pour lui annoncer la mort d’Abélard » et la section 2 de la 2e partie, « Relations entre Pierre le Vénérable et Pierre Abélard ». 20 Max LEJBOWICZ, « Développement autochtone assumé et acculturation dissimulée » dans M. LEJBOWICZ (ed.),Les relations culturelles entre chrétiens et musulmans au Moyen Âge, quelles leçons en tirer de nos jours ? Actes du colloque organisé à la fondation Singer-Polignac le 20 octobre 2004, Turnhout, 2005, p. 57-78. 21 Voir la méconnaissance du Moyen Âge grec, latin et arabe qu’étalent les comptes rendus du livre en question parus dans Le Monde du 4 avril 2008 et Le Figaro du 17 avril 2008 ; celui qui est paru dans Libération le 30 avril est plus prudent, sans être convaincant : la connaissance du Moyen Âge ne peut pas être innée.

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 14 mai 2008

 

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