Retour À l’index

 

Brève n° 98

 

Quand Philippe Sollers défend le grec

"Le Journal du mois", article paru dans le "Journal du Dimanche", le 27 mai 2007

 

(en extrait)

 

[...]

 

Décontamination

 

Je me suis demandé si, après l’identité nationale et le contrôle génétique, je n’allais pas recevoir, en rêve, une convocation au ministère de la Décontamination, à cause de ma folle jeunesse gauchiste. Le Président actuel l’a dit, ou plutôt vociféré, en pleine campagne, à Bercy : il faut en finir avec le diable de Mai 68, le liquider, tourner la page une fois pour toutes. Mais non, rien, le sourire, le calme, l’ouverture. Kouchner est-il passé par là en modérateur ? Possible. Mais c’est plutôt le jogging, je crois, qui a ramené le Président à plus de sagesse et de tolérance. J’ai fait beaucoup de jogging moi-même, autrefois, poursuivi par des grenades lacrymogènes et des charges de CRS. ça fait réfléchir. Magnifique, le jogging du président Sarkozy, il vieillit d’un seul coup la panoplie des anciens assis de la République. Tous les Présidents antérieurs, même de Gaulle, ont l’air pétrifiés, essoufflés lointains, sans mollets. Et, hop, photo officielle parfaite : reprise de la bibliothèque de l’Elysée, drapeaux français et européen amoureusement enlacés, position debout impeccable.

Chirac, pour se différencier de Mitterrand, avait abandonné la bibliothèque pour se présenter, image fade, dans un décor de Maison & jardin. Erreur, la bibliothèque est sacrée, Mitterrand tenait dans ses mains les Essais de Montaigne (procurez-vous vite la nouvelle édition en Pléiade, et le superbe album qui va avec), le président Sarkozy, lui, ne va pas jusqu’à exhiber un livre, mais il nous force quand même à penser qu’il pourrait en lire un, "L’Odyssée", par exemple. Je sais : le nouveau Président n’est pas favorable à l’étude des langues anciennes (donc au grec et au latin), et il trouve que le contribuable n’a pas à payer pour ce genre de luxe. Il est vrai qu’avoir fait du grec ou du latin (comme Montaigne) peut apparaître comme un privilège désormais aussi inutile qu’exorbitant. On pourrait même créer un impôt rétroactif pour ceux et celles qui ont eu droit à cette formation élitiste. Le génial Condorcet, pendant la Révolution, s’est fait ainsi cueillir pendant sa fuite, parce qu’il avait sur lui un livre de grec. Il s’est arrêté dans une auberge, on l’a vu avec ce volume à la main, ça lui a coûté la vie. Casanova raconte une histoire du même genre : il voyage avec un livre en latin, il est dénoncé comme sorcier, il a failli y passer.

[...]

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 5 juillet 2008   

 

Retour À l’index