Brève n° 102
Suite et fin du débat autour de Sylvain Gouguenheim
Professeur d’histoire à l’ENS-LSH
Sur
les racines grecques de l’Europe chrétienne...
Extrait
de "L’entrevue - Historien, métier à hauts risques", par Christian
Rioux, Le Devoir, lundi 28 juillet 2008
Paris — L’histoire est-elle devenue une
discipline à hauts risques ? C’est ce que l’on serait tenté de croire,
tant les polémiques historiques suscitent de vives réactions en France depuis
quelques années. Il y a trois ans, Olivier Pétré-Grenouilleau, un spécialiste
de l’esclavage, avait dû affronter des menaces de poursuites judiciaires pour
avoir publié un livre sur les traites négrières. Un collectif de militants
proche du comédien Dieudonné lui avaient reproché d’étudier non seulement la
traite européenne, mais celles qui se sont aussi déroulées dans le monde arabe
et à l’intérieur du continent africain. Résultat : l’historien de
réputation internationale avait été réduit au silence pendant des mois.
Cette fois, le couperet s’est abattu sur un
personnage moins connu, Sylvain Gouguenheim, professeur d’histoire médiévale à
l’École normale supérieure de Lyon, spécialiste du XIIe siècle et des
chevaliers teutoniques. Pas moins de deux pétitions ont été lancées contre lui.
La première, publiée dans le quotidien Libération et signée par 56 chercheurs,
l’accusait de « racisme culturel ». La seconde, signée par 200 élèves
et employés de l’École normale supérieure de Lyon, demandait une « enquête
approfondie » sur l’auteur.
L’objet du scandale est un livre, Aristote au
Mont-Saint-Michel, les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil), dans
lequel l’historien entend ramener à de justes proportions le rôle du monde
arabo-musulman dans la transmission à l’Europe des savoirs grecs qui furent à
l’origine de la Renaissance. On s’en doute, l’enjeu est des plus actuels.
Gouguenheim s’est donné pour tâche de remettre en question la thèse selon
laquelle ce seraient essentiellement des savants du monde arabe, comme
Averroès, Al-Farabi et Avicenne, qui auraient permis à l’Occident de renouer
avec la rationalité grecque et donc de connaître la révolution scientifique et
artistique qui a suivi.
Lorsque nous l’avons rencontré à Paris,
l’historien sortait de deux mois de silence pendant lesquels, assommé par la
violence des réactions, il avait refusé toute entrevue. « Les pétitions,
j’en ai marre ! Ce n’est pas une façon de faire des débats
historiques. »
Le livre avait pourtant d’abord été encensé
par le quotidien Le Monde, qui l’avait jugé « courageux » car il
permettait « une étonnante rectification des préjugés de l’heure ».
« Somme toute, contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années
60, la culture européenne, dans son ensemble et son développement, ne devrait
pas grand-chose à l’islam », concluait le philosophe Roger Pol-Droit. Même
jugement très flatteur du côté du Figaro, pour qui Gouguenheim n’a « pas
craint de rappeler qu’il y eut bien un creuset chrétien médiéval, fruit des
héritages d’Athènes et de Jérusalem ».
C’est par la suite que les choses se sont
gâtées. Plusieurs chercheurs ont attaqué une démarche qui n’avait « rien
de scientifique », disaient-ils, de « prétendues découvertes »
et des « raisonnements fallacieux ». Certains iront jusqu’à accuser
l’auteur de « révisionnisme » et de sympathies d’extrême droite, en
invoquant la publication de certaines pages du livre dans un site anti-islamique
avant sa sortie au Seuil. Une critique que réfute l’auteur en disant qu’il
n’est pas responsable de ce qu’ont fait les personnes à qui il a distribué des
extraits de son manuscrit. La critique a atteint une telle véhémence que le
grand historien Jacques Le Goff est sorti de sa réserve. Si elle est évidemment
« discutable », la thèse de ce livre demeure
« intéressante », a soutenu Le Goff, qui a invité l’auteur à son
émission sur France Culture en signe de solidarité.
Les origines de la Renaissance
S’il connaît bien le Moyen Âge et Byzance,
Gouguenheim avoue ne pas être un spécialiste de l’islam. C’est lors d’un cours
qu’il a donné à la Sorbonne sur les échanges culturels en Méditerranée qu’il a
commencé à s’intéresser à la question. « À l’époque, je défendais la thèse
communément admise de la transmission de l’héritage grec par l’islam, sans trop
me poser de questions. J’ai alors découvert de nombreux textes érudits
d’auteurs très différents qui démontraient la volonté des hommes du Moyen Âge
de découvrir le savoir grec. »
C’est alors qu’il s’intéresse à Jacques de
Venise, grand traducteur d’Aristote. « Évidemment, les spécialistes
connaissaient Jacques de Venise depuis longtemps, mais dans les manuels ça ne
faisait que quelques lignes. Je suis allé consulter ses manuscrits à Avranches.
J’ai été renversé en voyant le nombre de traductions annotées et les centaines
de copies qui en avaient été faites. Au total, j’ai découvert entre 200 et 300
copies de certains textes. Je me suis alors dit que la traduction des Grecs
était certes passée par des intermédiaires arabo-musulmans, cela ne fait aucun
doute. Mais que la transmission directe du grec au latin avait aussi eu son
importance. »
Gouguenheim dit avoir essentiellement voulu
rétablir un équilibre. « Il faut arrêter de dire qu’on n’a rien fait et
que la filiation directe du grec au latin est mineure. Moi, je dis qu’elle
n’est pas si négligeable que ça. Les textes grecs suivent trois chemins :
le monde arabo-musulman, les monastères à la périphérie de l’Europe et Byzance
qui avait conservé la filiation grecque. Je ne sais pas quelle filière a été la
plus importante, mais il n’y en avait pas qu’une. Pour trancher, il faudrait
faire des recherches plus poussées. Nous entrons là dans un vrai problème historique.
J’ai malheureusement l’impression que ceux qui ont étudié le monde
arabo-musulman ont eu tendance ne privilégier qu’une seule source. »
En discutant avec l’historien, on a le
sentiment que deux grandes démarches historiques semblent aujourd’hui se télescoper.
Depuis les années 1960, de nombreux chercheurs ont mis en lumière le rôle de
Bagdad, de Tolède, de Cordoue et des grands savants arabes du début du second
millénaire, dans la transmission de l’héritage grec. Mais, en même temps, les
historiens ont rompu avec la vision d’un Moyen Âge qui n’aurait été que
barbarie et ignorance. On parle aujourd’hui de la Renaissance carolingienne et
même des Renaissances successives survenues au Moyen Âge.
Pas de grande noirceur
« L’idée d’un Moyen Âge qui aurait été
une époque noire est radicalement fausse. Cette image a été cassée par Jacques
Le Goff, Georges Duby et tous les médiévistes que j’ai eus comme professeurs.
Depuis 30 ou 40 ans, plus aucun d’entre eux ne considère le Moyen Âge comme une
époque noire. Pourtant, depuis quelques années, dans le public, on est en train
de restaurer cette vision éculée, notamment dans certains manuels scolaires.
Bien sûr, Charlemagne n’est pas Napoléon entouré de savants. Mais ce n’est pas non
plus une sombre brute inculte. Il y a dès cette époque une demande de textes
grecs. La motivation de départ est religieuse, évidemment. Les hommes du Moyen
Âge savent que la culture antique a existé, ils en ont gardé un peu, mais ils
cherchent à la retrouver. Chez les lettrés, on cherche ce monde
gréco-romain. »
Gouguenheim ne cache pas son accord avec la
thèse défendue par le théologien Joseph Ratzinger, devenu depuis le pape Benoît
XVI, selon laquelle la raison et la philosophie grecque sont consubstantielles
à l’héritage chrétien. Ce qui ne veut pas dire que la chrétienté n’a pas trahi
ses racines grecques à plusieurs reprises, précise-t-il.
« Ce qui me gêne, c’est quand on dit que
l’islam en tant que religion a influencé la civilisation européenne. Ça, je n’y
crois pas. Si on dit que le monde islamique a eu des savants et des chercheurs
— qui étaient d’ailleurs souvent chrétiens ou juifs, même s’ils écrivaient en
arabe — et que, après, ces savants ont produit des travaux qui ont influencé
l’Occident, alors je suis d’accord. Mais les théologiens chrétiens ne se sont
pas inspirés des théologiens musulmans. Je tente de distinguer religion et
civilisation. J’ai essayé de ne pas confondre la religion musulmane et la
civilisation arabo-musulmane, qui est autre chose. Dans le grand public, on ne
fait plus cette distinction. »
Dans son livre, Gouguenheim insiste pour
rappeler que de nombreux savants du monde arabo-musulman étaient syriaques,
persans, kurdes et souvent même chrétiens, bien qu’ils écrivaient tous en
arabe. Mais un « dialogue », comme on dit parfois, entre l’islam et
la chrétienté, il n’en voit guère. « Au Moyen Âge, le dialogue entre la
chrétienté et l’islam n’existe pas. Il n’y a pas de dialogue entre philosophes,
entre penseurs. Il y a eu des échanges. Mais des influences profondes d’un des
deux mondes sur l’autre, je n’y crois pas. »
L’« islam des
Lumières » ?
C’est pourquoi Gouguenheim réfute l’idée d’un
« islam des Lumières », dont il comprend pourtant bien qu’elle soit
souvent défendue par des musulmans soucieux de faire évoluer leur propre
religion. « L’expression "islam des Lumières" me pose problème.
Pour un Européen, les Lumières, c’est Voltaire, la critique des religions et
l’athéisme. Or les philosophes musulmans du XIIe siècle n’attaquent jamais la
religion. Ce sont de grands penseurs, mais en faire des agnostiques tolérants,
c’est faire de l’ethnocentrisme. Ils n’utilisaient pas la raison pour critiquer
la religion. Que des gens comme Abdelwahab Meddeb et Malek Chebel souhaitent un
islam des Lumières, j’en suis. Mais qu’ils disent que cet islam des Lumières a
existé au Moyen Âge, ça me gêne. C’est normal, on est au XIIe siècle. Même en
Occident, il ne faut pas confondre saint Thomas avec Voltaire et Descartes. Ce
qui ne veut pas dire que certains instruments de la pensée ne sont pas nés à
cette époque et qu’ils ne serviront pas un jour à critiquer la religion. On est
parti d’une vision au XIXe siècle où le monde arabo-musulman n’avait rien fait
du tout, pour basculer dans l’idée inverse. On m’accuse de racisme culturel.
Les Chinois n’ont pas assimilé l’héritage grec. Ce n’est pas être raciste que
de le dire. »
Cela n’implique pas que Sylvain Gouguenheim ne
regrette pas certaines affirmations un peu péremptoires présentes dans son
livre. Il ne réécrirait probablement pas, comme il l’a fait, que l’arabe est
une langue plus portée vers la poésie que vers la raison, comme le lui a
reproché Alain de Libera, spécialiste de la philosophie médiévale, dans un
article virulent. Le chercheur dit avoir beaucoup appris des lettres que lui
ont adressées plusieurs spécialistes de l’islam. Mais il n’est pas certain que
l’universitaire intervienne à nouveau dans cette polémique. Échaudé par la
violence des réactions qu’il a suscitées, il devrait revenir à son champ de
prédilection, les chevaliers teutoniques et la mystique rhénane. Un domaine
plus paisible où l’on ne risque pas de se faire écorcher sur la place publique.
Du moins, pas pour l’instant...
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 5 septembre 2008