Brève n° 106
Éloge de la version
par Corinne Jésion, professeur de
Lettres Classiques
Ils sont assis là, devant moi, depuis une
bonne demi-heure.
Je les observe à la dérobée, feignant d’être
plongée dans le labeur toujours recommencé du professeur, la correction de
copies. Parfois, mon regard croise un de leurs regards, interrompant la
trajectoire qu’il avait entamée vers le ciel, pour une furtive communion
d’initiés.
Complicité.
Car je sais bien malgré leurs soupirs et leurs
sourcils froncés quelle fièvre les saisit une fois passé le premier vertige. Je
sais bien , et ils le savent aussi, qu’après la tempête des mots et les phrases
sens dessus dessous les nuages vont progressivement laisser place à la brise
qui conduit le bateau à bon port, pour reprendre une image chère à nos Anciens.
Oh, bien sûr, il restera quelques récifs à franchir et la coque souffrira bien
quelques estafilades mais comment jugerait-on de la valeur d’un pilote sans les
vagues ni les écueils à éviter ? Certains me sourient, un reproche muet
dans les yeux, m’informant par une mimique appropriée qu’ils me tiennent pour
l’unique responsable du naufrage qui les attend. D’autres, les moins doués mais
parfois les plus volontaires, se rattrapent comme ils peuvent aux branches de
leurs souvenirs ou s’agrippent désespérément à leur dernière planche de salut,
l’énorme dictionnaire dont ils tournent religieusement les pages tour à tour
pleins d’espoir et de désespoir. Les plus méthodiques, faussement sereins,
entourent d’un trait de feutre rouge ce qu’ils croient reconnaître comme un
verbe et d’un trait bleu les articulations de la phrase qu’ils découpent
méticuleusement au scalpel de leur analyse grammaticale. Je mêle, je démêle, je
dévide et je tisse avec tes fils ma propre toile, je me trompe, je recommence
inlassablement mon ouvrage jusqu’au sens. Les visages s’empourprent, les
interjections et les soupirs fusent, que je feins de ne pas entendre ou
auxquels je réponds par un petit mot d’encouragement . Ah, je savais bien que
vous l’apprécieriez celle-là, je l’ai choisie juste pour vous, ne me remerciez
pas, ça me fait plaisir ! Ils se récrient, en profitent pour m’exposer
leurs doléances. Ils ne trouvent pas tel mot dans le dictionnaire ! Telle
phrase ne veut rien dire ! Ils n’auront jamais fini à temps !
Je souris en coin, supérieurement
compréhensive. C’est donc qu’on a changé le dictionnaire ! Par principe,
je les laisse se débattre seuls dans les affres de la traduction, pour ne rien
leur ôter de leur mérite. En cas de réelle difficulté, je leur donne une piste
comme un os à ronger et ils fondent en remerciements ; certains élus
révèlent bruyamment aux autres que la phrase s’est pour eux éclairée, suscitant
l’ire de ceux que n’a pas encore touchés la Grâce. J’ai devant moi un
échantillon d’humanité. Ils savent par ailleurs que je les laisse aller à leur
propre vitesse mais se plaisent à imaginer comme une épreuve supplémentaire à
leur calvaire que je viendrai au moment fatidique leur arracher leur copie.
C’est le prix à payer ! Sans l’intensité
de ces efforts, sans cette peur de “ ne pas y arriver ”, je sais que jamais je
ne verrais leur visage s’illuminer au moment où ils ont enfin franchi
l’obstacle, seuls, avec leurs propres ressources et la conscience de leurs
faiblesses. Modeste triomphe, dira-t-on. Erreur ! Je contribue et
j’assiste au triomphe de l’homme pour qui le monde prend sens après le chaos .
Triomphe de la raison, du logos, sur l’angoisse du non -sens et de l’absurde,
triomphe de Zeus sur Kronos, triomphe du fils sur le Père jaloux du pouvoir que
lui donne la connaissance.
Ils m’en savent gré d’ailleurs car ils se
voient progresser et prennent confiance en eux. Leur première version en classe
a été une catastrophe. Certains affirmaient n’en avoir jamais fait, d’autres
très peu, tous étaient désemparés. Il fallait les laisser affronter seuls la
difficulté de l’exercice tout en les y préparant. Tout reprendre , en dépit du
travail de mes prédécesseurs, les Eclaireurs, comme après un grave accident on
doit suivre des cours de rééducation. Rééducation, le mot n’est pas trop fort
pour ces adolescents dépourvus des outils d’analyse les plus élémentaires de
leur propre langue , privés des mécanismes de la raison, habitués à négliger la
rigueur et l’effort au nom du plaisir et de l’intuition. C’est mettre la
charrue devant les bœufs.
Je me souviens de ma version grecque de
licence. C’était un extrait d’Iphigénie à Aulis d’Euripide, le passage où
Iphigénie rappelle à son père la tendre complicité qui les unissait quand elle
était enfant : “C’est moi qui la première, Seigneur, vous appelai de ce
doux nom de père...” Si le texte est resté gravé dans ma mémoire et si les vers
de Racine sont venus si spontanément s’y greffer, c’est parce que je n’ai
jamais senti comme ce jour là la force du texte grec, non à cause de
l’importance de ce moment dans mon parcours universitaire mais bien plutôt
malgré cette importance. J’ai eu conscience alors, émue aux larmes par la
beauté de ces vers que j’avais tellement travaillés, en pleine salle d’examen,
que je baignais là dans l’ineffable de la poésie.
Envolée l’appréhension de l’examen, effacée
l’insatisfaction du vers mal traduit, éclipsé le vertige de la page blanche.
Grâce au travail méticuleux qui avait précédé, j’étais immergée dans le texte,
je me l’étais approprié. Les mots d’Iphigénie étaient devenus mes mots : le
commentaire fut une formalité et le tout me valut une excellente note, à moi
qui, trois ans auparavant, ne connaissais pas une lettre grecque. Merci
Euripide mais surtout merci mes maîtres si intransigeants qui ,chapitre après
chapitre, page après page, m’avez contrainte à ingurgiter des dizaines de
règles de grammaire et de mots de vocabulaire. Merci, mes maîtres sans
concession pour ma médiocrité initiale et mon amour-propre qui avez biffé d’un
trait mes erreurs et n’avez pas lésiné sur les annotations indignées. Merci de
ne m’avoir pas attachée à la bouée mais de m’avoir appris à nager seule, quitte
à me laisser boire la tasse, car vous m’avez permis d’entrevoir un jour sans
vous la rive lumineuse du sublime. Merci mes maîtres, Grands Chasseurs d’impropriétés,
pour le feu avec lequel je vous ai vus défendre ou condamner la traduction d’un
mot comme si c’était une question de vie ou de mort. Cela me faisait rire sous
cape, ignorante que j’étais mais je me rends compte aujourd’hui de ce que nous
vous devons. Au commencement était le Verbe. Vie et mort du langage, vie et
mort de la pensée, des humanités et de l’humanité. Grâce à vous, je sais que la
passion pour les choses de l’esprit peut emprunter la voie du mot juste et que
la contribution la plus infime au patrimoine commun ne souffre pas
l’approximation. Modeste maître à mon tour, quelle puissance aveugle pourrait
me convaincre de donner moins que ce que j’ai reçu ?
Rien à voir avec les repérages froids et les
à-peu-près fastidieux nimbés d’autosatisfaction que l’on impose aujourd’hui aux
enfants dans les “ études ” de textes. La maîtrise de la langue est le premier
moyen de parvenir à l’interprétation. Voilà qui devrait faire réfléchir ceux
qui prétendent reléguer son étude au rang d’accessoire d’opérette.
L’immersion mais pas la noyade :
nonobstant les instructions officielles, je ne plonge pas mes novices dans des
versions de Tacite et n’hésite pas à leur donner au début des versions “
d’après ” Platon. Mais ils font une version tous les quinze jours, tantôt à la
maison, tantôt en classe et chacune d’elles est corrigée au tableau,
grammaticalement décortiquée, ce qui leur permet découvrir la grammaire
française, collectivement peaufinée pour atteindre à un style relativement
élégant . A la fin, ils contemplent leur chef-d’œuvre, assez fiers d’être venus
à bout du monstre, non la version mais leur propre impatience. La version est
une épreuve sur soi avant d’être une épreuve d’examen. C’est vrai, me
disent-ils, au fond, ce n’était pas si compliqué et maintenant qu’ils ont
compris, ils savent qu’ils feront mieux la prochaine fois.
Les versions, ils adorent ça.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 5 septembre 2008