Voici le texte intégral du discours que le pape Benoît XVI a
prononcé à l’Université de Ratisbonne, le mardi 12 septembre, dans le cadre de
son voyage en Allemagne (9-14 septembre 2006).
Éminences, Messieurs les Recteurs,
Excellences, Mesdames, Messieurs !
C’est pour moi un moment de grande
émotion de me trouver une nouvelle fois dans cette université et de pouvoir une
nouvelle fois donner un cours. Mes pensées se tournent en même temps vers ces
années où, après une belle période auprès de l’Institut supérieur de Freising,
je commençai mon activité d’enseignant à l’université de Bonn. C’était encore -
en 1959 - l’époque de l’ancienne université des professeurs ordinaires. Pour
chacune des chaires, il n’existait ni assistants, ni dactylographes, mais en
revanche il y avait un contact très direct avec les étudiants et surtout aussi
entre les professeurs. L’on se rencontrait avant et après la leçon dans les
salles des professeurs. Les relations avec les historiens, les philosophes, les
philologues, et naturellement aussi entre les deux facultés de théologie
étaient très étroites. Une fois par semestre, il y avait ce que l’on appelait
le dies academicus, où les professeurs de toutes les facultés se
présentaient devant les étudiants de toute l’université, permettant ainsi une
expérience d’universitas - une chose à laquelle vous aussi, Monsieur le
Recteur, vous avez fait récemment allusion - c’est-à-dire l’expérience du fait
que nous tous, malgré toutes les spécialisations, qui parfois nous rendent
incapables de communiquer entre nous, formons un tout et travaillons dans le
tout de l’unique raison dans ses diverses dimensions, en étant ainsi ensemble
également face à la responsabilité commune du juste usage de la raison - ce
phénomène devenait une expérience vécue. Sans aucun doute, l’université était
également fière de ses deux facultés de théologie. Il était clair qu’elles
aussi, en s’interrogeant sur la dimension raisonnable de la foi,
accomplissaient un travail qui nécessairement fait partie du « tout »
de l’universitas scientiarum, même si tous pouvaient ne pas partager la
foi, dont la relation avec la raison commune est l’objet du travail des
théologiens. Cette cohésion intérieure dans l’univers de la raison ne fut même
pas troublée lorsqu’un jour la nouvelle circula que l’un de nos collègues avait
affirmé qu’il y avait un fait étrange dans notre université : deux facultés
qui s’occupaient de quelque chose qui n’existait pas - de Dieu. Même face à un
scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire et raisonnable de s’interroger
sur Dieu au moyen de la raison et cela doit être fait dans le contexte de la
tradition de la foi chrétienne : il s’agissait là d’une conviction
incontestée, dans toute l’université.
Tout cela me revint en mémoire
récemment à la lecture de l’édition publiée par le professeur Theodore Khoury
(Münster) d’une partie du dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II
Paléologue, peut-être au cours de ses quartiers d’hiver en 1391 à Ankara,
entretint avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam et sur la
vérité de chacun d’eux. L’on présume que l’Empereur lui-même annota ce dialogue
au cours du siège de Constantinople entre 1394 et 1402 ; ainsi s’explique
le fait que ses raisonnements soient rapportés de manière beaucoup plus
détaillées que ceux de son interlocuteur persan. Le dialogue porte sur toute
l’étendue de la dimension des structures de la foi contenues dans la Bible et
dans le Coran et s’arrête notamment sur l’image de Dieu et de l’homme, mais
nécessairement aussi toujours à nouveau sur la relation entre - comme on le
disait - les trois « Lois » ou trois « ordres de
vie » : l’Ancien Testament - le Nouveau Testament - le Coran. Je
n’entends pas parler à présent de cela dans cette leçon ; je voudrais
seulement aborder un argument - assez marginal dans la structure de l’ensemble
du dialogue - qui, dans le contexte du thème « foi et raison », m’a
fasciné et servira de point de départ à mes réflexions sur ce thème.
Dans le septième entretien (dialexis
- controverse) édité par le professeur Khoury, l’empereur aborde le thème du djihad,
de la guerre sainte. Assurément l’empereur savait que dans la sourate 2, 256 on
peut lire : « Nulle contrainte en religion ! ». C’est l’une
des sourates de la période initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet
lui-même n’avait encore aucun pouvoir et était menacé. Mais naturellement
l’empereur connaissait aussi les dispositions, développées par la suite et
fixées dans le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s’arrêter sur les
détails, tels que la différence de traitement entre ceux qui possèdent le
« Livre » et les « incrédules », l’empereur, avec une
rudesse assez surprenante qui nous étonne, s’adresse à son interlocuteur
simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence
en général, en disant : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de
nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme
son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ». L’empereur,
après s’être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement
les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est
une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec la nature de Dieu
et la nature de l’âme. « Dieu n’apprécie pas le sang - dit-il -, ne
pas agir selon la raison , “sun logô”, est contraire à la nature de Dieu. La
foi est le fruit de l’âme, non du corps. Celui, par conséquent, qui veut
conduire quelqu’un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de
raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour
convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de disposer ni de son bras,
ni d’instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel
on pourrait menacer une personne de mort... ».
L’affirmation décisive dans cette
argumentation contre la conversion au moyen de la violence est : ne pas
agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. L’éditeur Théodore
Khoury commente : pour l’empereur, un Byzantin qui a grandi dans la
philosophie grecque, cette affirmation est évidente. Pour la doctrine
musulmane, en revanche, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est liée
à aucune de nos catégories, fût-ce celle du raisonnable. Dans ce contexte,
Khoury cite une œuvre du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui explique
que Ibn Hazn va jusqu’à déclarer que Dieu ne serait pas même lié par sa propre
parole et que rien ne l’obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa
volonté, l’homme devrait même pratiquer l’idolâtrie.
Ici s’ouvre, dans la compréhension
de Dieu et donc de la réalisation concrète de la religion, un dilemme qui
aujourd’hui nous met au défi de manière très directe. La conviction qu’agir
contre la raison serait en contradiction avec la nature de Dieu, est-elle
seulement une manière de penser grecque ou vaut-elle toujours et en soi ?
Je pense qu’ici se manifeste la profonde concordance entre ce qui est grec dans
le meilleur sens du terme et ce qu’est la foi en Dieu sur le fondement de la
Bible. En modifiant le premier verset du Livre de la Genèse, le premier verset
de toute l’Ecriture Sainte, Jean a débuté le prologue de son Evangile par les
paroles : « Au commencement était le logos ». Tel est exactement
le mot qu’utilise l’empereur : Dieu agit « sun logô », avec
logos. Logos signifie à la fois raison et parole - une raison qui est créatrice
et capable de se transmettre mais, précisément, en tant que raison. Jean nous a
ainsi fait le don de la parole ultime sur le concept biblique de Dieu, la
parole dans laquelle toutes les voies souvent difficiles et tortueuses de la
foi biblique aboutissent, trouvent leur synthèse. Au commencement était le
logos, et le logos est Dieu, nous dit l’Evangéliste. La rencontre entre le
message biblique et la pensée grecque n’était pas un simple hasard. La vision
de saint Paul, devant lequel s’étaient fermées les routes de l’Asie et qui, en
rêve, vit un Macédonien et entendit son appel : « Passe en Macédoine,
viens à notre secours ! » (cf. Ac 16,6-10) - cette vision peut être interprétée comme
un « raccourci » de la nécessité intrinsèque d’un rapprochement entre
la foi biblique et la manière grecque de s’interroger.
En réalité, ce rapprochement avait
déjà commencé depuis très longtemps. Déjà le nom mystérieux du Dieu du buisson
ardent, qui éloigne l’homme de l’ensemble des divinités portant de multiples
noms en affirmant uniquement son « Je suis », son être, est,
vis-à-vis du mythe, une contestation avec laquelle entretient une profonde
analogie la tentative de Socrate de vaincre et de dépasser le mythe lui-même.
Le processus qui a commencé auprès du buisson atteint, dans l’Ancien Testament,
une nouvelle maturité pendant l’exil, lorsque le Dieu d’Israël, à présent privé
de la Terre et du culte, s’annonce comme le Dieu du ciel et de la terre, en se
présentant avec une simple formule qui prolonge la parole du buisson :
« Je suis ». Avec cette nouvelle connaissance de Dieu va de pair une
sorte de philosophie des lumières, qui s’exprime de manière drastique dans la
dérision des divinités qui ne serait que l’œuvre de la main de l’homme (cf. Ps
115). Ainsi, malgré toute la dureté du désaccord avec les souverains grecs, qui
voulaient obtenir par la force l’adaptation au style de vie grec et à leur
culte idolâtre, la foi biblique allait intérieurement, pendant l’époque
hellénistique, au devant du meilleur de la pensée grecque, jusqu’à un contact
mutuel qui s’est ensuite réalisé en particulier dans la littérature sapientiale
tardive. Aujourd’hui, nous savons que la traduction grecque de l’Ancien
Testament réalisée à Alexandrie - la « Septante » - est plus qu’une
simple (un mot qu’on pourrait presque comprendre de façon assez négative)
traduction du texte hébreux : c’est en effet un témoignage textuel qui a
une valeur en lui-même et une étape spécifique importante de l’histoire de la
Révélation, à travers laquelle s’est réalisée cette rencontre d’une manière
qui, pour la naissance du christianisme et sa diffusion, a eu une signification
décisive. Fondamentalement, il s’agit d’une rencontre entre la foi et la
raison, entre l’authentique philosophie des lumières et la religion. En partant
véritablement de la nature intime de la foi chrétienne et, dans le même temps,
de la nature de la pensée grecque qui ne faisait désormais plus qu’un avec la
foi, Manuel II pouvait dire : Ne pas agir « avec le logos » est
contraire à la nature de Dieu.
Par honnêteté, il faut remarquer
ici que, à la fin du Moyen Age, se sont développées dans la théologie, des
tendances qui rompaient cette synthèse entre esprit grec et esprit chrétien. En
opposition avec ce que l’on a appelé l’intellectualisme augustinien et thomiste
débuta avec Duns Scott une situation volontariste qui, en fin de compte, dans
ses développements successifs, conduisit à l’affirmation que nous ne
connaîtrions de Dieu que la voluntas ordinata. Au-delà de celle-ci, il
existerait la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait pu créer et faire
tout aussi bien le contraire de tout ce qu’il a effectivement fait. Ici se
profilent des positions qui, sans aucun doute, peuvent s’approcher de celles de
Ibn Hazn, et pourraient conduire jusqu’à l’image d’un Dieu-Arbitraire, qui
n’est pas même lié par la vérité et par le bien. La transcendance et la
diversité de Dieu sont accentuées avec une telle exagération que même notre
raison, notre sens du vrai et du bien ne sont plus un véritable miroir de Dieu,
dont les possibilités abyssales demeurent pour nous éternellement hors
d’atteinte et cachées derrière ses décisions effectives. En opposition à cela,
la foi de l’Eglise s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous,
entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une vraie
analogie dans laquelle - comme le dit le IVe Concile du Latran en 1215 - les
dissemblances sont certes assurément plus grandes que les ressemblances, mais
toutefois pas au point d’abolir l’analogie et son langage. Dieu ne devient pas
plus divin du fait que nous le repoussons loin de nous dans un pur et
impénétrable volontarisme, mais le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui
s’est montré comme logos et comme logos a agi et continue d’agir plein d’amour
en notre faveur. Bien sûr, l’amour, comme le dit Paul, « dépasse » la
connaissance et c’est pour cette raison qu’il est capable de percevoir davantage
que la simple pensée (cf. Ep 3,19), mais il demeure l’amour du Dieu-Logos, pour
lequel le culte chrétien est, comme le dit encore Paul « logikè
latreia » - un culte qui s’accorde avec le Verbe éternel et avec notre
raison (cf. Rm 12,1).
Le rapprochement intérieur mutuel
évoqué ici, qui a eu lieu entre la foi biblique et l’interrogation sur le plan
philosophique de la pensée grecque, est un fait d’une importance décisive non
seulement du point de vue de l’histoire des religions, mais également de celui
de l’histoire universelle - un fait qui nous crée des obligations aujourd’hui
encore. En tenant compte de cette rencontre, il n’est pas surprenant que le
christianisme, malgré son origine et quelques importants développements en
Orient, ait en fin de compte trouvé son empreinte décisive d’un point de vue
historique en Europe. Nous pouvons l’exprimer également dans l’autre
sens : cette rencontre, à laquelle vient également s’ajouter par la suite
le patrimoine de Rome, a créé l’Europe et demeure le fondement de ce que l’on
peut à juste titre appeler l’Europe.
A la thèse selon laquelle le
patrimoine grec, purifié de façon critique, ferait partie intégrante de la foi
chrétienne, s’oppose l’exigence de déshellénisation du christianisme - une
exigence qui, depuis le début de l’époque moderne domine de manière croissante
la recherche théologique. Vu de plus près, on peut observer trois époques dans
le programme de la déshellénisation : même si elles sont liées entre
elles, elles sont toutefois, dans leurs motivations et dans leurs objectifs,
clairement distinctes l’une de l’autre.
La déshellénisation apparaît
d’abord en liaison avec les postulats de la Réforme au XVIe siècle. En
considérant la tradition des écoles théologiques, les réformateurs se
retrouvent face à une systématisation de la foi conditionnée totalement par la
philosophie, c’est-à-dire face à une détermination de la foi venue de
l’extérieur en vertu d’une manière de penser qui ne dérive pas de celle-ci.
Ainsi la foi n’apparaissait plus comme une parole historique vivante, mais
comme un élément inséré dans la structure d’un système philosophique. Le sola
Scriptura recherche en revanche la pure forme primordiale de la foi, comme
celle-ci est présente originellement dans la Parole biblique. La métaphysique
apparaît comme un présupposé dérivant d’une autre source, dont il faut libérer
la foi pour la faire redevenir totalement elle-même. Avec son affirmation
d’avoir dû mettre de côté la pensée pour faire place à la foi, Kant a agi en se
basant sur ce programme avec un radicalisme que les réformateurs ne pouvaient
prévoir. Ainsi a-t-il ancré la foi exclusivement dans la raison pratique, en
lui niant l’accès au tout de la réalité.
La théologie libérale du XIXe et
du XXe siècle représenta une deuxième époque dans le programme de la
déshellénisation : Adolf von Harnack en est un éminent représentant.
Pendant mes études, comme au cours des premières années de mon activité
universitaire, ce programme était fortement à l’œuvre également dans la
théologie catholique. L’on prenait comme point de départ la distinction de
Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Dans la conférence que j’ai prononcée à Bonn, en 1959, j’ai essayé d’affronter
cet argument, et je n’entends pas reprendre ici tout ce discours. Je voudrais
toutefois tenter de mettre en lumière, même brièvement, la nouveauté qui
caractérisait cette deuxième époque de déshellénisation par rapport à la
première. La réflexion centrale qui apparaît chez Harnack est le retour à Jésus
simplement homme et à son message simple, qui serait précédent à toutes les
théologisations ainsi, précisément, qu’à toute hellénisation : ce serait
ce message simple qui constituerait le véritable sommet du développement
religieux de l’humanité. Jésus aurait donné congé au culte en faveur de la
morale. En définitive, il est représenté comme le père d’un message moral
humanitaire. L’objectif de Harnack est au fond de ramener le christianisme en
harmonie avec la raison moderne, en le libérant, précisément, d’éléments apparemment
philosophiques et théologiques comme, par exemple la foi dans la divinité du
Christ et dans la trinité de Dieu. En ce sens, l’exégèse historique et critique
du Nouveau Testament, dans la vision qui est la sienne, replace la théologie au
sein du système de l’université : la théologie, selon Harnarck, est
quelque chose d’essentiellement historique et donc d’étroitement scientifique.
Ce sur quoi elle enquête à propos de Jésus à travers la critique est, pour
ainsi dire, l’expression de la raison pratique et par conséquent peut trouver
sa place dans le système de l’université. En arrière-plan, on trouve
l’auto-limitation moderne de la raison, exprimée de manière classique dans les
« critiques » de Kant, mais par la suite ultérieurement radicalisée
par la pensée des sciences naturelles. Cette conception moderne de la raison se
fonde, pour le dire brièvement, sur une synthèse entre platonisme
(cartésianisme) et empirisme, que le progrès technique a confirmé. D’une part,
on présuppose la structure mathématique de la matière, sa rationalité
intrinsèque, pour ainsi dire, qui rend possible sa compréhension et son
utilisation dans son efficacité opérationnelle : ce présupposé de fond est
pour ainsi dire l’élément platonicien dans le concept moderne de la nature. D’autre
part, on envisage l’« utilisabilité » fonctionnelle de la nature
selon nos objectifs, où seule la possibilité de contrôler vérité et erreur à
travers l’expérience fournit une certitude décisive. Le poids respectif de ces
deux pôles peut, selon les circonstances, pencher davantage d’un côté ou
davantage de l’autre. Un penseur aussi étroitement positiviste que Jacques
Monod a déclaré qu’il était un platonicien convaincu.
Cela comporte deux orientations
fondamentales décisives en ce qui concerne notre question. Seul le type de
certitude dérivant de la synergie des mathématiques et de l’empirique nous
permet de parler de science. Ce qui prétend être science doit se confronter
avec ce critère. Et ainsi, même les sciences qui concernent les choses
humaines, comme l’histoire, la psychologie, la sociologie et la philosophie,
cherchaient à se rapprocher de ce canon de la science. Pour nos réflexions est
cependant aussi important le fait que la méthode comme telle exclut la question
de Dieu, la faisant apparaître comme une question ascientifique ou
pré-scientifique. Mais cela nous place devant une réduction du domaine de la
science et de la raison, dont il faut tenir compte.
Je reviendrai encore sur ce thème.
Pour le moment, il suffit d’avoir à l’esprit que, avec une tentative faite à la
lumière de cette perspective pour conserver à la théologie le caractère de
discipline « scientifique », il ne resterait du christianisme qu’un
misérable fragment. Mais il nous faut aller plus loin : si la science n’est
que cela dans son ensemble, alors c’est l’homme lui-même qui devient victime
d’une réduction. Car les interrogations proprement humaines, c’est-à-dire
celles concernant les questions sur « d’où » et « vers
où », les interrogations de la religion et de l’ethos, ne peuvent alors
pas trouver de place dans l’espace de la raison commune décrite par la
« science » interprétée de cette façon, et elles doivent être
déplacées dans le domaine du subjectif. Le sujet décide, à partir de ses
expériences, ce qui lui apparaît religieusement possible, et la
« conscience » subjective devient, en définitive, la seule instance
éthique. Cependant, l’ethos et la religion perdent ainsi leur force de créer
une communauté et tombent dans le domaine de l’arbitraire personnel. C’est une
situation dangereuse pour l’humanité : nous le constatons dans les
pathologies menaçantes de la religion et de la raison - des pathologies qui
doivent nécessairement éclater, lorsque la religion est réduite à un point tel
que les questions de la religion et de l’ethos ne la regardent plus. Ce qui
reste des tentatives pour construire une éthique en partant des règles de
l’évolution, de la psychologie ou de la sociologie, est simplement insuffisant.
Avant de parvenir aux conclusions
auxquelles tend tout ce raisonnement, je dois encore brièvement mentionner la
troisième époque de la déshellénisation qui se diffuse actuellement. En
considération de la rencontre avec la multiplicité des cultures, on aime dire
aujourd’hui que la synthèse avec l’hellénisme, qui s’est accomplie dans
l’Eglise antique, aurait été une première inculturation, qui ne devrait pas
lier les autres cultures. Celles-ci devraient avoir le droit de revenir en
arrière jusqu’au point qui précédait cette inculturation pour découvrir le
simple message du Nouveau Testament et l’inculturer ensuite à nouveau dans
leurs milieux respectifs. Cette thèse n’est pas complètement erronée ;
elle est toutefois grossière et imprécise. En effet, le Nouveau Testament a été
écrit en langue grecque et contient en lui le contact avec l’esprit grec - un
contact qui avait mûri dans le développement précédent de l’Ancien Testament.
Il existe certainement des éléments dans le processus de formation de l’Eglise
antique qui ne doivent pas être intégrés dans toutes les cultures. Mais les
décisions de fond qui concernent précisément le rapport de la foi avec la
recherche de la raison humaine, ces décisions de fond font partie de la foi
elle-même et en sont les développements, conformes à sa nature.
Avec ceci, j’arrive à la
conclusion. Cette tentative, uniquement dans de grandes lignes, de critique de
la raison moderne de l’intérieur, n’inclut absolument pas l’idée que l’on doive
retourner en arrière, avant le siècle des lumières, en rejetant les convictions
de l’époque moderne. Ce qui dans le développement moderne de l’esprit est
considéré valable est reconnu sans réserves : nous sommes tous
reconnaissants pour les possibilités grandioses qu’il a ouvert à l’homme et
pour les progrès dans le domaine humain qui nous ont été donnés. Du reste,
l’ethos de l’esprit scientifique est - vous l’avez mentionné, Monsieur le
Recteur - la volonté d’obéissance à la vérité, et donc l’expression d’une
attitude qui fait partie des décisions essentielles de l’esprit chrétien.
L’intention n’est donc pas un recul, une critique négative ; il s’agit en
revanche d’un élargissement de notre concept de raison et de l’usage de
celle-ci. Car malgré toute la joie éprouvée face aux possibilités de l’homme,
nous voyons également les menaces qui y apparaissent et nous devons nous
demander comment nous pouvons les dominer. Nous y réussissons seulement si la
raison et la foi se retrouvent unies d’une manière nouvelle ; si nous
franchissons la limite auto-décrétée par la raison à ce qui est vérifiable par
l’expérience, et si nous ouvrons à nouveau à celle-ci toutes ses perspectives.
C’est dans ce sens que la théologie, non seulement comme discipline historique,
humaine et scientifique, mais comme véritable théologie, c’est-à-dire comme
interrogation sur la raison de la foi, doit trouver sa place à l’université et
dans le vaste dialogue des sciences.
Ce n’est qu’ainsi que nous devenons également
aptes à un véritable dialogue des cultures et des religions - un dialogue dont
nous avons un besoin urgent. Dans le monde occidental domine largement
l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de philosophie qui en
découlent sont universelles. Mais les cultures profondément religieuses du
monde voient précisément dans cette exclusion du divin de l’universalité de la
raison une attaque à leurs convictions les plus intimes. Une raison qui reste
sourde face au divin et qui repousse la religion dans le domaine des
sous-cultures, est incapable de s’insérer dans le dialogue des cultures.
Toutefois, la raison moderne propre aux sciences naturelles, avec son élément
platonicien intrinsèque, contient en elle, comme j’ai cherché à le démontrer,
une interrogation qui la transcende, ainsi que ses possibilités méthodiques.
Celle-ci doit simplement accepter la structure rationnelle de la matière et la
correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles en œuvre dans
la nature comme un fait donné, sur lequel se fonde son parcours méthodique.
Mais la question sur la raison de ce fait donné existe et doit être confiée par
les sciences naturelles à d’autres niveaux et façons de penser - à la
philosophie et à la théologie. Pour la philosophie et, de manière différente,
pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et convictions des
traditions religieuses de l’humanité, en particulier celle de la foi
chrétienne, constitue une source de connaissance ; la refuser signifierait
une réduction inacceptable de notre capacité d’écoute et de notre capacité à
répondre. Il me vient ici à l’esprit une parole de Socrate à Phédon. Dans les
entretiens précédents, ils avaient traité de nombreuses opinions philosophiques
erronées, et Socrate s’exclamait alors : « Il serait bien
compréhensible que quelqu’un, en raison de l’irritation due à tant de choses
erronées, se mette à haïr pour le reste de sa vie tout discours sur l’être et
le dénigrât. Mais de cette façon, il perdrait la vérité de l’être et subirait
un grand dommage ». Depuis très longtemps, l’occident est menacé par cette
aversion contre les interrogations fondamentales de sa raison, et ainsi il ne
peut subir qu’un grand dommage. Le courage de s’ouvrir à l’ampleur de la raison
et non le refus de sa grandeur - voilà quel est le programme avec lequel une
théologie engagée dans la réflexion sur la foi biblique entre dans le débat du
temps présent. « Ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec le logos,
est contraire à la nature de Dieu » a dit Manuel II, partant de son image
chrétienne de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est à ce grand logos, à cette
ampleur de la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue des
cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à nouveau, est la grande tâche de
l’université.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 10 Septembre 2008