Brève n° 113
« Une langue bientôt morte »
Bernard Sergent, « L'enseignement du grec risque de disparaître
du lycée. Une langue bientôt morte » ? Libération, lundi 15
novembre 1999
Bernard
Sergent est chercheur au CNRS. Il a notamment écrit Les Trois fonctions
indo-européennes en Grèce ancienne. De Mycènes aux Tragiques, Economica,
1998. Où l’on voit que les craintes sur l’enseignement du grec ne datent pas
d’hier, hélas mais aussi heureusement…
« Le
grec est une composante du français. Il n'y a pas de dictionnaire, de lexique,
sans connaissance du grec. »
Lorsque,
l'hiver dernier, Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Vernant (1) dénoncèrent
le danger de disparition du grec de l'enseignement secondaire français, ce qui
était redouté était un décret en préparation fixant à quinze le nombre minimum
d'élèves qui devaient avoir manifesté leur intention, en 4e, de faire du grec
en 3e. Ils soulignaient qu'il est pratiquement impossible que, dans
un collège français de taille moyenne, un nombre aussi important d'élèves
exprime ce choix, l'immense majorité des cours de grec se faisant, depuis des
années, avec quatre, cinq ou six élèves. Un seuil de 10 élèves eût mis à genoux
l'enseignement du grec en secondaire. Le seuil de 15 le supprime. Sans que le
décret soit aujourd'hui officiellement paru, son contenu passe subrepticement
en ce moment dans les faits. Dans certaines académies (Lille, Strasbourg...),
les recteurs le font appliquer; ailleurs ce sont les inspecteurs d'académie, y
compris (c'est un comble) des inspecteurs de lettres classiques, qui, sentant
le vent tourner, le devancent. À l'exception des plus grands établissements,
l'immense majorité des classes de grec de premier niveau sont menacées. Il n'y
a dès lors aucune prophétie dans l'assertion suivante: l'enseignement du grec
commence à disparaître du collège et en quatre ans (de la 3e à la terminale),
partout où les autorités scolaires l'auront décidé, il sera expulsé de
l'enseignement secondaire. Supprimer le grec de l'enseignement secondaire,
c'est couper à l'hellénisme français ses sources vives, tarir sa matrice naturelle.
Certes tous les élèves qui font du grec au lycée ne deviendront pas des
hellénistes: mais la quasi-totalité des professeurs de grec du secondaire et du
supérieur, la majorité des historiens qui se spécialisent en histoire grecque,
ont commencé à apprendre la langue dès le lycée ou le collège. Attaquer
l'enseignement secondaire du grec, c'est réserver son apprentissage à des
étudiants qui accepteront le gros travail de s'y mettre après le bac. Le statut
du grec se rapprochera de ce qui est actuellement, par exemple, celui du
sanskrit. Or qu'est-ce que l'hellénisme français? C'est d'abord une prodigieuse
instance de recherche qui contribue grandement au prestige scientifique de la
France à l'étranger. L'École française d'Athènes, fondée il y a plus d'un
siècle et demi, étudie la Grèce non seulement ancienne, mais également
médiévale et moderne, et contribue au premier plan aux relations de la France
avec l'Orient méditerranéen. Elle publie annuellement le Bulletin de
correspondance hellénique, dont le second tome, formé de la Chronique des
fouilles en Grèce, est sans égal, et attendu par tous les archéologues. Avec
les numéros annuels des revues, les thèses, les éditions de textes, les livres,
enfin publiés par des spécialistes du monde grec, la France «pèse» plus de cent
ouvrages érudits sur la Grèce ancienne et le monde hellénisé par an.
Actuellement, elle «s'offre» aussi rien moins que trois traductions de Platon:
l'une de Léon Robin, dans la collection de la Pléiade chez Gallimard; une
autre, par différents auteurs, dans la collection des Belles Lettres, une
troisième, en cours, de Luc Brisson, chez Garnier-Flammarion. Luxe inouï?
Concurrence effrénée entre les éditeurs? Non: rigueur. La lecture de Platon
dépend à la fois du progrès des connaissances et de l'interprétation d'ensemble
des problématiques. L'existence de trois traductions de Platon, et quelques
autres classiques, n'est pas un luxe, mais une chance pour la France: à
condition qu'elle sache encore que la culture grecque antique fait partie
d'elle-même. Le travail énorme accompli chaque année en France est discret: ce
n'est pas la vocation de l'hellénisme que d'occuper les feux de la rampe des
médias. Mais sa discrétion ne signifie pas son inutilité. Au contraire, il
participe de l'ensemble de la culture française, il en est inséparable, et elle
ne saurait s'en passer. Tous les philosophes ne savent pas le grec, mais tous
les philosophes ont besoin de philosophes sachant le grec. Chaque année, des
troupes théâtrales reprennent des pièces d'Aristophane ou d'Eschyle, de
Sophocle, d'Euripide. L'intérêt pour la mythologie grecque ne faiblit pas, et
presque chaque année un nouveau dictionnaire de mythologie ou de nouveau
recueil de mythes voient le jour: leur auteur ne peut être qu'un connaisseur de
la culture grecque! Ces ouvrages sont les moyens de comprendre les mille
allusions dont nos textes littéraires, y compris récents (Brassens, Uderzo et
Goscinny!), fourmillent. Les grandes fouilles françaises - Alexandrie, après
Délos et Delphes - suscitent un immense intérêt, dès lors que les médias les
signalent. Le grec est l'une des composantes du français, il n'y a pas de
constitution de dictionnaire, de lexique, du français, sans connaissance du
grec. Parler de télé, de téléphone, d'auto, de radio, de programme, de
grammaire, d'électricité, d'aéronautique, de satellite, de mathématique, de
cinéma ou de kiné, de photo, d'histoire ou de géographie, de gym, de bio, de
logique, de musique, de théâtre, c'est employer des mots ou des radicaux grecs.
Les vocabulaires de la médecine, des sciences naturelles, de la physique, de la
pharmacie sont à base de grec, et il faut des hellénistes pour alimenter les
banques de données qui permettent de créer des nouveaux mots dans tous ces
domaines. Notre régime politique procède plus d'Athènes que de Rome, et les
mots que nous employons en politique sont aussi souvent d'origine grecque que
latine. Les travaux sur les origines des religions dominantes en France,
toujours aussi cruciaux, ne peuvent reposer que sur une connaissance du grec.
Ainsi, le grec et l'étude de la culture grecque ancienne sont une partie
intégrante de la culture française, et le besoin de spécialistes de ces
domaines ne faiblit pas. Tuer le grec, c'est tuer une partie de la France. Il
est temps de réagir. Que les autorités politiques, d'abord, daignent être
claires, et ne pas envoyer des circulaires contradictoires. Qu'elles donnent
ensuite des signaux sans ambiguïté de la volonté de poursuivre l'enseignement
des langues anciennes, pour que nul administratif ne se croit tenu d'appliquer
à l'avance les pires mesures. Qu'enfin un débat démocratique soit engagé: en
l'état actuel des consignes et de leurs applications, ni les syndicats, ni les
associations de parents d'élèves n'ont d'éléments sur quoi s'appuyer pour
engager la discussion sur une question cruciale. Et que tous les Français
conscients de l'enjeu le fassent savoir: il n'y pas de honte à être favorable,
malgré le vent dominant, à l'humanisme et à la culture.
(1)
Ces deux célèbres hellénistes ont réitéré leur inquiétude dans le Monde
du 12 novembre 1999.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 10 septembre 2008