Brève n° 117
La Grèce, privilège de l’Occident ?
François Gadeyne, billet du 2 juin 2008 sur son blogue
Cette idée de l’Europe (et plus largement de l’Occident)
comme point le plus avancé de la civilisation et préfiguration de l’avenir de
la planète, l’idée d’un progrès linéaire de la «barbarie» vers la
«civilisation», mérite un débat approfondi, amplement entamé dans le monde
anglo-saxon avec ce que l’on appelle les postcolonial studies et les subaltern
studies.
Alain Gresh, « De l’esclavage et de l’universalisme
européen », Le Monde diplomatique, avril 2008
La
guerre du Péloponnèse (431-404 avant J.-C.) ne cesse d’interroger le présent à
distance ; les Américains (politiques ou historiens) ne cessent de s’y référer
pour penser la politique étrangère des États-Unis. Progressistes et
conservateurs, démocrates — comme Lyndon La Rouche, opposant déterminé et actif
à l’administration Bush — et républicains, ne cessent d’y trouver matière à
réflexion. Dans un livre qui vient d’être traduit, l’historien américain Victor
Davis Hanson livre sa vision de cette guerre, qui fut une catastrophe pour l’Athènes
antique. Parmi les principes historiographiques qui commandent ce travail, il y
a l’expertise et la vérification matérielle des faits historiques (permettant
ainsi de mesurer, par exemple, l’impact réel d’une stratégie de la terre
brûlée, ou les possibilités offertes par tel ou tel type d’armement) ; mais cet
historien affirme aussi la nécessité de la connaissance du monde antique pour
la compréhension du monde actuel, et la nécessité de vulgariser cette
connaissance.
La
guerre du Péloponnèse, selon Victor Davis Hanson, voit le « modèle occidental »
de la guerre se mettre en place. Il n’est pas inutile, peut-être, de savoir qu’il
se définit par ailleurs lui-même comme néoconservateur, qu’il a apporté un
soutien résolu à la guerre en Irak, a voté pour George W. Bush en 2000 et en
2004, et a récemment apporté son soutien à Donald Rumsfeld.
Dans
Carnage and Culture : Landmark Battles in the Rise of Western Power
(2001 ; Carnage et culture, Flammarion, 2002), V. Davis Hanson soutenait
que la suprématie de l’Occident prenait sa source dans un modèle militaire fait
de rationalisme, de pragmatisme, de liberté, d’autocritique ; aussitôt après le
11 septembre, il ajoutait, dans une nouvelle édition de ce livre, que l’Amérique
était appelée à gagner la guerre contre le terrorisme, en raison de cette
supériorité même. Sa réflexion sur la guerre, qui oppose ainsi deux modèles, et
prend prétexte de la diversité des pratiques guerrières pour ethniciser
celles-ci, est nettement en retrait par rapport à la réflexion d’un René
Girard, par exemple, sur les mutations et les permanences dans l’histoire de la
violence (Achever Clausewitz, Carnets Nord, « Essais », 2007)
; en outre, l’histoire ancienne se trouve, une fois de plus, instrumentalisée.
Or, le récit de Thucydide, pratiquement contemporain de la guerre du
Péloponnèse, ne peut être utilisé de cette manière qu’au prix d’un contresens,
et d’un usage abusif du κτῆμα ἐς
ἀεί (« trésor pour toujours ») que devait être, selon son auteur,
l’Histoire de la guerre du Péloponnèse.
Le
dernier tiers du Ve siècle avant J.-C., dans l’histoire grecque, se distingue
par sa richesse historique, et par l’importance des figures littéraires, dont l’œuvre
porte l’empreinte de ce contexte tragique — Sophocle, Euripide, Aristophane,
Lysias, etc. Quant à Socrate, dont nous ne possédons aucun écrit, l’œuvre de
Platon le place sur le devant de la scène philosophique, pour interroger les
paradoxes de l’Athènes démocratique qui n’a pas su éviter une telle
catastrophe. Mais si ces prismes littéraires et philosophiques peuvent
susciter, pour le lecteur en quête de réponses pour aujourd’hui, une multitude
de réflexions, il paraît très imprudent d’y trouver des solutions, et pire
encore, des modèles. L’œuvre de Victor Davis Hanson s’ajoute à celles, de plus
en plus nombreuses, qui utilisent l’Antiquité, en particulier grecque, pour
bâtir autour de l’Occident un rempart culturel : parmi les plus récents, le
livre de Sylvain Gouguenheim (Aristote au Mont Saint-Michel, Seuil, « L’Univers
historique », 2008), ou celui de Jacques Dewitte (L’Exception
européenne : ces mérites qui nous distinguent, Michalon, « Essais »,
2008). Paradoxalement, le temps ne semble pas être beaucoup à l’autocritique...
Marcel
Détienne, dans Les Grecs et nous (en particulier le chapitre VI, « Des
comparables sur les balcons du politique »), a dénoncé l’absurdité des
entreprises historiques visant à faire remonter à la Grèce les origines et les
explications de la supériorité de l’Europe, au prix de sauts vertigineux dans l’espace,
dans le temps, d’une culture et d’une langue à l’autre. Ajoutons que de telles
tentatives reposent sur des a-prioris réalistes qui attestent notre difficulté
à penser l’histoire des représentations : images, signes, mythes et fictions.
Elles pourraient néanmoins paraître anodines, si elles n’anesthésiaient toute
lucidité, et la juste indignation dont le monde actuel a besoin, face aux
menaces engendrées par des «montées aux extrêmes» (Clausewitz) de plus en plus aveugles.
Victor
Davis Hanson, A War Like No Other : How the Athenians and Spartans Fought the
Peloponnesian War, Random House, 2005. Traduction de Jean-Pierre Ricard : La
Guerre du Péloponnèse, Flammarion, 2008
John
Lynn, Battle : A History Of Combat And Culture, 2004. Traduction de Guillaume
Villeneuve : De la guerre. Une histoire du combat des origines à nos jours,
Tallandier, 2006
Jacques
Dewitte, L’exception européenne : Ces mérites qui nous distinguent, Michalon,
coll. Essais, 2008
Sylvain
Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, Seuil, coll. L’univers historique,
2008
René
Girard, Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007
Marcel
Détienne, Les Grecs et nous, Perrin, 2005
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 10 septembre 2008