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Brève n° 119

 

Marionnettes et grec ancien sur Second Life

Robin Delisle, Collège Paul-Bert, Malakoff

 

Abandonnant les forums d’enseignement à distance du grec ancien qui ne le satisfont plus, un enseignant installe son école sur Second Life et raconte ses cours avec ses nouveaux élèves.

 

Avec les mondes virtuels persistants, les nouvelles technologies ont franchi un nouveau palier sur la Toile. Le principe en est simple : jusqu’ici, pour « surfer », l’internaute cliquait sur des liens figurant sur des pages, elles-mêmes statiques ou dynamiques. Dans un monde virtuel persistant, ce n’est plus sur des pages mais dans des représentations tridimensionnelles qu’évoluent des personnages animés, appelés avatars. Ainsi, quand on clique sur un lien, on n’ouvre plus une nouvelle page mais on téléporte son avatar d’un endroit à un autre, selon un modèle sophistiqué de coordonnées numériques. De plus, les représentations 3D dans lesquelles l’avatar évolue persistent entre deux connexions et, si quelqu’un y travaille, peuvent même être modifiées. Second Life est le plus célèbre de ces mondes persistants.

Apparu en 2003, Second Life s’est rapidement peuplé au point de compter aujourd’hui environ dix millions d’utilisateurs. Mieux : Linden labs, la société matrice de ce monde, a donné le pouvoir à ceux qui disposent d’un terrain sur Second Life d’y construire des édifices et des objets virtuels. Un commerce est né de cette faculté partagée et, plus étonnant encore, une monnaie, qui est devenue convertible, avec un cours, à l’instar de valeurs comme le dollar et l’euro. Des pays comme la Suède ou les îles Maldives y ont même ouvert une ambassade. Les plus grandes marques internationales s’y sont installées, de même que nombre d’associations et de partis politiques.

 

Être soi-même dans une vie parallèle

 

Ce qui a immédiatement attiré mon attention dans cette évolution nouvelle de la Toile, c’est l’avatar : l’avatar est une marionnette que l’on manipule à volonté et dont on peut modifier les traits et la forme, au point de se figurer soi-même si on le désire.

Cette présence change de manière radicale la nature des relations virtuelles électroniques. Contrairement à ce qui arrive dans les relations écrites, l’être que nous composons n’est plus seulement une figure littéraire mais une authentique animation. D’abord écrivain, nous devenons marionnettistes et conteurs.

Finalement, une formidable opportunité de développer une autre vie : une seconde vie… et pour moi, l’occasion d’élaborer une forme complètement nouvelle d’enseignement. Si je pouvais moi-même créer un avatar, qu’est-ce qui empêcherait un ou une élève de faire la même chose, et de jouer aux marionnettes avec moi ? Nous n’avions plus, dès lors, qu’à interpréter des rôles : à moi celui du maître d’école, à mon élève, celui de… l’élève !

 

Du forum à Second Life

 

Les forums de langues anciennes m’avaient jusque-là fourni un pis-aller dans mes tentatives d’exercer un enseignement à distance du grec ancien et du latin. Je m’étais également essayé à la messagerie instantanée pour tenter de répliquer une « présence », mais j’avoue que les résultats ainsi obtenus ne m’avaient pas satisfait. J’avais réussi certes à former deux hellénistes, l’une élève dans le Val-d’Oise, l’autre à Nancy, sur le forum de l’académie de Versailles en 2006, mais, paradoxalement, cet usage s’avérait infructueux avec mes propres élèves latinistes qui souhaitaient commencer l’étude du grec tout en poursuivant celle du latin. Au bout de deux à trois mois, ils abandonnaient.

Or, le cas de figure allait à nouveau se présenter pour la session scolaire 2007-2008, plusieurs élèves désirant poursuivre l’étude du grec et du latin simultanément. J’avais déposé avec le principal un projet d’atelier le midi auprès du conseil général des Hauts-de-Seine mais, objectivement, je savais que cela ne serait pas la panacée, car des heures ainsi intercalées sur l’heure du déjeuner ne produisent jamais grand-chose de bon. J’avais eu toutefois l’idée de préciser dans la description des deux projets que j’escomptais me servir de Second Life.

C’est donc sur des insatisfactions qu’est né mon projet. Dès la rentrée scolaire, je me suis mis d’accord avec les parents des élèves concernés et nous sommes convenus d’heures fixes pour se « retrouver » sur Second Life. C’est au « Shivar Mont-Saint-Michel », une réplique du mont du même nom, que les premières séances de cours se sont déroulées. J’avais dit que, pour jouer aux marionnettes, il me faudrait des partenaires : le principal d’entre eux (les autres ont suivi après) s’appelle Ludivine. Cette jeune fille de 14 ans est mon élève en cours de latin dans le collège où j’enseigne. Mais Ludivine a une autre identité : sur Second Life, on ne connaît pas son âge mais son apparence physique laisse deviner une adolescente, et elle s’appelle Athéna. Athéna suit des cours de grec auprès de moi ; la plupart du temps, nous nous retrouvons dans les Jardins du Portique, le domaine que j’ai créé, consacré à l’enseignement du grec et du latin. Parfois, Louisa, une élève distante, venue des forums de langues anciennes, nous rejoint et assiste au cours.

À d’autres moments, c’est Medonagan, un helléniste distingué qui nous rejoint, mais il ne fait généralement que passer. Si nous nous lassons des Jardins, nous partons : souvent vers Venise et son charme puissant et mélancolique ; parfois, également, autour d’un feu de camp, au pied du Shivar Mont-Saint-Michel ; de temps à autre, dans le Suburre à Rome, où je vais affronter des fauves dans les arènes.

Plus rarement, nous nous rendons à Paris dans les années 1900. Quelque part dans les nuages, j’ai découvert le repaire d’une troupe de vampires ! Nous nous installons dans leurs fauteuils, et jusque-là nous avons eu la chance de ne jamais les croiser. Enfin, nous avons déjà devisé du dieu Apollon dans des temples égyptiens, et même grecs…

 

Convoquer les images et les objets

 

Se dépayser est donc possible à tous moments, sur Second Life. Comme j’ai trouvé assez rapidement le moyen d’y lire et d’y écrire le grec, là-bas nous étudions des textes et Ludivine répond à mes questions en grec ancien. Je copie des récits mythologiques en grec issus du bon vieux Bouchard et Chiss-Doyelle Scodel 4e, sur une « note card » que je peux à volonté transférer à quelqu’un ou sur un objet. Ainsi, en cliquant sur un manuel que j’ai fabriqué moi-même, le texte du cours apparaît. Deux autres ouvrages pointent vers un dictionnaire de grec ancien sur la Toile, et vers une grammaire.

Récemment, nous avons étudié l’enlèvement de Perséphone par Hadès et, de ce fait, nous avons été amenés à nous intéresser aux Enfers, à sa géographie, à sa flore et à sa faune.

Il m’est très aisé d’importer des images sur Second Life et d’en faire des tableaux, moyennant quelques linden dollars, la monnaie locale. Je peux donc illustrer à volonté mon propos, et changer de tableau dans mon domaine en quelques secondes, si je le désire.

De même, si on envoie un message instantané à un résident qui n’est pas connecté, il en reçoit copie par courrier électronique, et le message lui est également délivré dès qu’il se connecte à nouveau. Ludivine me laisse donc ses devoirs dans les Jardins du Portique.

 

Anaxagore Zenovka investit son temps

 

Ludivine étant dès le départ une élève brillante, ses résultats en classe auraient de toute façon été bons ; mais, même en passant par le biais de Second Life, avec une heure de moins de cours mais le même programme et les mêmes contrôles, au second trimestre, elle est désormais en tête de la classe d’hellénistes.

Il a été plus difficile de mettre en place les cours de latin avec des élèves hellénistes : en effet, plus le nombre augmente, plus l’éventail de créneaux horaires communs se resserre… Et puis les ordinateurs anciens ne sont pas tous compatibles avec Second Life. Mais finalement, nous avons pu, Pierre, Yasmine, Joséphine et moi, nous retrouver dans les Jardins pour étudier le latin selon des modalités à peu près identiques à celles du grec.

Parce que ce projet est expérimental et me tient à cœur, j’y ai investi du temps : du temps pour construire mon domaine, du temps en plus de celui passé à y dispenser des cours (le conseil général finance deux heures d’atelier mais je donne trois heures de cours par semaine), et de l’argent, car j’ai pris un compte Premium payant sur Second Life où je loue aussi le terrain de mon domaine, moyennant une somme mensuelle en linden dollars.

Second Life est une zone adulte : en principe, les moins de 18 ans ne doivent pas y venir, sauf s’ils sont sous la responsabilité de leurs parents. Il existe bien un « teen » secondlife mais si peu intéressant, de mon point de vue, que je ne m’y suis pas rendu. Il existe des programmes éducatifs avec Linden labs et des partenariats peuvent y être conclus mais je juge la procédure lourde. Pour avoir la certitude de ne pas être dérangé par des images importunes, il y a des solutions simples : construire son école dans le ciel, ce que j’ai fait, ou bien s’installer sur un terrain avec des covenants (obligations) interdisant le commerce, la pornographie, et cetera…

Il ne me reste plus qu’à espérer la visite de ceux qui liront cet article : on trouve une procédure d’inscription en français très complète sur le domaine secondevie.info1 et, si le lecteur crée son avatar, il est cordialement invité à venir me rendre visite dans mon Jardin : une fois le Second Life installé et l’avatar créé, il suffira de cliquer sur mon Second Life2. À défaut, en tapant « cours de grec ancien » dans le moteur de recherche de Second Life, on pourra me trouver. En dernier ressort, là-bas, je m’appelle Anaxagore Zenovka.

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 16 septembre 2008

 

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