Humanités au SNES
Philippe Le Quéré, 26 novembre 2008 ; CNARELA
Le groupe Philo du SNES a organisé jeudi 13
novembre, dans des locaux de l’ENS Ulm, une « journée pour une défense et
illustration des humanités ». Sensible à la question, j’y suis allé et
ne l’ai pas regretté.
La table ronde du matin s’est attachée à
définir la notion d’humanités à partir de l’exposé de points de vue différents
mais également autorisés, chacun dans son domaine.
Alain Badiou (philosophe, dramaturge et
romancier) a placé les Humanités au cœur d’un « impératif éducatif »
conflictuel, où il s’agit de décider si ce qu’on enseigne doit être dicté par «
une loi du monde » contingente, réputée aujourd’hui technique, ou doit
construire une attitude critique, capable de préparer des changements
politiques. Là réside pour lui l’enjeu des programmes scolaires, objet d’un
débat où se révèle l’idéologie dominante. Prenant acte de la quasi-disparition
du grec, il a alors analysé pour les réfuter les arguments qui sous-tendent ce
qu’il a clairement dénoncé comme «un programme de destruction des Humanités » :
leur prétendu « archaïsme » renvoie à une « modernité » désignée par les
dirigeants, qui n’est autre que la « communication généralisée »; dénoncer leur
prétendu « élitisme » permet de se poser à bon compte en démocrate; les accuser
d’ « inutilité » sociale amène à les opposer fallacieusement aux « sciences
humaines » réputées, elles, objectives alors que, pour lui, leur discours
économique – voire « économétrique » - les conduit à faire « l’apologie du
caractère naturel du capitalisme », à enseigner en somme « les mérites de
l’ordre établi » par le biais d’une « éducation civique autoritaire », pour
tout dire « normative ». Le combat pour les Humanités doit alors se comprendre
comme une résistance à la soumission et se pratiquer sur un mode moins défensif
qu’offensif, où il s’agit de contrer les arguments de l’adversaire en proposant
un programme d’Humanités contemporaines, dont il indique quelques axes
possibles : philosophie dès la Première –mais dans quelles conditions ? ; une
formation littéraire sérieuse en amont ; l’histoire restituée dans sa dimension
conflictuelle… Autant de points qui engagent la construction de la démocratie
et où la France, qui a perdu son statut de puissance dominante à la fin du XIXe
siècle, a les moyens intellectuels de s’engager.
Venu d’un autre horizon, le physicien
Étienne Klein – également philosophe – s’est exprimé dans le même sens. Partant
du consensus sur l’importance des Humanités, il a lui aussi cherché à en
définir le contenu, mettant logiquement l’accent sur la présence des sciences.
Mais il a souligné une première difficulté : si dans l’idéal cette définition
peut comprendre tous les savoirs qui y prétendent, on sait bien que dans la
réalité (disons le cadre scolaire) « on ne peut pas tout faire ». Il s’agit
donc de « promouvoir les Humanités » au sens classique du terme – ce
classicisme que l’opinion majoritaire associe à « l’ennui, voire à la
ringardise » – en faisant valoir « d’autres arguments » que d’habitude. Et le
physicien de citer une conférence prononcée par Henri Poincaré en 1904 dans
laquelle son illustre devancier souligne l’apport des Humanités à la formation
de l’esprit scientifique, à commencer par la maîtrise du langage et du raisonnement
logique. L’orateur y ajoute le sens de la lenteur, nécessaire à la réflexion, à
l’opposé de la communication moderne qui valorise « vitesse, performance et
rentabilité » et produit des « turbobécassines et des cybergédéons » (pour
reprendre les mots forgés par Gilles Châtelet dans Vivre et penser comme des
porcs) incapables de penser l’avenir faute de réfléchir sur la réalité
historique. Dans ces conditions, aggravées par un consumérisme quasi-addictif
et criminogène (l’orateur, qui est intervenu à la prison de Villepinte,
témoigne que la plupart des délits viennent d’un violent désir de consommer),
le seul antidote est de nourrir une riche vie culturelle, voire spirituelle, ce
que permettent justement les Humanités. Il soutient donc qu’il faut les défendre
et promouvoir « pour donner l’envie d’accroître l’appétit de savoir » et, pour
prouver l’interaction entre deux disciplines pourtant perçues comme éloignées,
montre que la physique a produit ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « des
découvertes philosophiques négatives », à l’exemple d’Einstein invalidant par
sa théorie de la relativité la conception kantienne de l’espace et du temps.
Cette « communication secrète » est aujourd’hui compromise, dénonce-t-il, par
la dérive de la science vers une « technoscience productiviste » où les
chercheurs se comportent comme des « activistes monomaniaques » complètement
étrangers aux Humanités qu’ils considèrent comme « un passe-temps désuet ».
Déplorant que « [s]es étudiants ne lisent plus de livres», il attribue au
contraire la désaffection des filières scientifiques à l’étanchéité des
formations entre Sciences et Lettres et voudrait donc voir le système éducatif
« articuler ces deux modes d’appréhension du monde », à l’exemple de ce
département « Sciences et Lettres » que l’ENS Ulm vient de créer. La
conjonction de ces deux approches nous éviterait, conclut-il, de devenir une «
société purement technologique » dont l’exemple américain montre assez qu’elle
fonctionne mal.
L’intervention d’Hélène Merlin-Kajman, professeur
de littérature à Paris-III et auteur de La langue est-elle fasciste ? a
délibérément détonné, sur le fond comme sur la forme, ce qui a eu pour effet de
rompre le consensus et de faire réagir l’assistance. Se référant d’entrée à La
Barbarie douce, ouvrage publié en 1999 par JP Le Goff, elle a exprimé son «
désarroi » à propos de la responsabilité de la gauche dans la ruine des
Humanités, qui pour elle ne meurent pas des seuls coups portés par le
libéralisme sarkozyen, mais aussi des désaccords entre « professeurs
d’Humanités » : « des professeurs de Lettres ont voulu détruire les Humanités !
» Elle a alors proposé, en lieu et place d’un discours construit sur le modèle
de ses prédécesseurs à la tribune, une « anamnèse » des faits - en clair un
récapitulatif historique des initiatives antihumanistes venues d’une gauche
sincèrement progressiste. Reprenant l’antithèse établie par Ferdinand Buisson
dans son Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire (1887)
entre la tradition humaniste et le courant « réaliste » apparu au XVIIe
chez des penseurs comme Gassendi et Bacon, promoteurs d’une éducation
scientifique et non plus littéraire, elle illustre cette seconde voie par des
références à L’Enfant de J. Vallès (édité par Alain Viala, « artisan des
réformes Allègre », qui présente l’ouvrage comme « un cheval de Troie contre
les Humanités », puis en 2000 par Dominique Labouret qui estime que « la
société a depuis longtemps donné raison à J. Vallès ») ; à Michel Foucault qui,
retournant la célèbre formule de Clausewitz en « la politique, c’est la guerre
continuée par d’autres moyens », pense les Humanités comme « criminelles » et
refuse à ce titre leur transmission ; à Roland Barthes qui inaugure ses cours
au Collège de France par cette assertion fameuse : « la langue est fasciste »
et assigne à la gauche la mission de « faire renaître la parole écrasée des
exclus » de façon à éviter la condamnation d’un nouveau Gaston Dominici, « tué
par la langue et la littérature [qu’il ignorait]». Pour casser la domination de
ce que Pierre Bourdieu appelle « le capital symbolique », l’université
Paris-VII ouvre au début des années 70 un département « Science des Textes et
Documents » déterminé à « ne rien garder sauf Freud, Marx et Saussure »,
considérés comme « les piliers de l’anti-humanisme ». Sur ces bases, un ouvrage
de jeunesse paru à l’École des loisirs récompense une Petite Princesse nulle et
« apprend ainsi aux enfants à se défier de l’École, la littérature, etc. » ; on
s’avise même de « mettre délibérément la littérature sur le même plan que des
recettes de cuisine pour casser l’élitisme bourgeois… Il est temps, conclut
l’oratrice, d’arrêter cette « guerre civile » qui est en train de tuer la
littérature. « On ne doit pas enseigner comme on milite » ; le professeur doit
recouvrer « le droit de présenter un texte comme beau ».
Du court débat qui a suivi, je retiendrai
la vive réaction d’une responsable du SNES qui a reproché à l’intervenante des
propos subjectifs invalidés par l’absence de toute référence à une enquête
sérieuse. Pour ma part, j’ai dit combien j’approuvais les deux interventions
précédentes… mais aussi que j’avais été touché par cette enseignante qui
déclarait « avoir mal à sa gauche » et en cherchait les raisons dans un
courageux retour critique sur un passé militant.
En l’absence de Denis Paget, excusé pour
raison de santé, Roland Hubert (co-secrétaire général) a ouvert la table ronde
de l’après-midi en rappelant l’enjeu de la « culture commune » défendue par le
SNES : réussir la démocratisation en amenant au Bac plus d’élèves, qui ne
commencent à se spécialiser qu’au lycée après le « collège unique ». Désireux
de compléter les propos d’Étienne Klein en soulignant cette fois l’apport de la
Science aux Humanités, il a commencé par analyser les raisons du « déclin
régulier » de la filière littéraire, dont l’état relève désormais de «
l’urgence ». Premier fautif : le ministre Allègre qui, « jugeant inutile qu’un
littéraire fasse des maths jusqu’en Terminale », a poussé les élèves et les
familles à éviter une filière à débouchés appauvris et donc à choisir par
utilitarisme mais sans goût pour les sciences une orientation en S. Il met
ensuite en cause « l’organisation des enseignements » propre à la série L, dont
le plus faible horaire en classe est justifié par l’importance du travail
personnel – théoriquement du moins, car à l’extérieur les inégalités de
situation sont fortes. Dans ces conditions, la volonté de X. Darcos d’ «
uniformiser les parcours »… à la baisse, surtout pour économiser les moyens, apparaît
comme une « réforme structurelle reposant sur deux a priori » discutables :
limiter les heures de cours et donner aux élèves une liberté de choix… qu’ils
ne sont pas capables d’assumer, faute d’une « autonomie de jugement »
suffisante. Au contraire, soutient-il, « l’École doit pouvoir imposer des
parcours obligés » dont les contenus et les méthodes doivent veiller à ne pas «
déboucher sur des souffrances » et où soit assurée « l’articulation entre les
disciplines ». Reprenant alors son fil directeur, il invite à rechercher «
quelles sciences sont utiles aux Humanités » et recommande de « ne pas oublier
les arts, le sport, la gestion de la culture, la bioéthique, le développement
durable, et bien sûr les langues, l’histoire-géographie et la philosophie »
pour sortir de « l’image vieillotte, classique, froide et stérile » qui serait
la leur. C’est à ce prix, conclut-il, qu’on peut transmettre le « plaisir de
l’activité intellectuelle associée à la difficulté », en opposition avec
l’actuelle « prédominance de l’instantanéité ».
À sa suite, Édouard Aujaleu (président de
l’APPE) s’interroge d’abord sur le « contenu de la transmission » et prend
clairement le parti des connaissances – pourtant « réputées portées par les
lobbies disciplinaires » - contre les compétences, décrétées, elles, «
indispensables à l’honnête homme » mais dépourvues de contenu solide, comme «
le repérage dans le temps et dans l’espace » qui ne vaut pas
l’histoire-géographie, tout comme « savoir s’exprimer dans sa langue » n’épuise
pas la formation littéraire. Examinant alors « le contexte de la transmission
», il souligne que « l’épistémologie n’est pas un luxe » et renvoie sur ce
point à un ouvrage récent de Marcel Gauchet. Ces analyses lui permettent
d’attaquer le projet de réforme du lycée, dont le principe de « modularisation
semestrielle » inspiré du fameux modèle finlandais (« Eldorado scolaire pour
enfants blonds, libres et heureux ») ou universitaire (dont les premières
années connaissent justement des ratés) lui paraît inapplicable et surtout
nocif, parce qu’il favoriserait un « zapping » incompatible avec la cohérence
des apprentissages et la nécessaire articulation entre les disciplines. À
l’évidence, « la philosophie y perdrait, comme les autres », même si aux
dernières nouvelles elle conserverait un enseignement annuel (= 2 modules) en
Terminale, auquel s’ajouteraient un module annuel de spécialité en TL et en
Première L un module semestriel. Il conclut en contestant le lien
traditionnellement établi entre philosophie et filière littéraire, affirmant
qu’en dehors du rapport commun à la langue sa discipline n’est pas centrée sur
la fiction…
Dernière intervenante, Hélène Bouchilloux
(professeur de philosophie à Nancy-III) montre à quel point les Humanités sont
desservies par la situation à l’Université, où est remis en cause le lien
fondateur entre recherche et enseignement. En effet, alors que les enseignants
doivent désormais consacrer plus de temps à des tâches d’enseignement parfois
aussi rudimentaires que la prise de notes, ils sont évalués sur leurs travaux
de recherche, ce qui entraîne une course à la spécialisation et surtout à la
publication, « de préférence dans des revues anglo-saxonnes » : voilà comment
la « culture du résultat » génère des « critères de plus en plus quantitatifs
». Parallèlement les étudiants, qui doivent boucler leur thèse en trois ans
sans garantie de poste à la clé, se plaignent de leur formation constituée de
modules semestriels avec lesquels ils doivent « construire leur ‘Lego’
personnel » mais dans lesquels en réalité ils se perdent, quand leur choix
n’est pas faussé par des contraintes économiques (cas des
étudiants-travailleurs). Rien de plus contraire à l’esprit des Humanités, que
l’oratrice définit comme « la capacité de rapporter les savoirs à l’homme et de
les faire passer aux autres » - ce qui, ajoute-t-elle, est « une façon de mieux
se comprendre soi-même ». Pour finir, elle exprime ses inquiétudes sur le
devenir des concours, moins sur l’Agrégation, objet de garanties provisoires,
que sur le CAPES qu’elle juge menacé depuis l’absorption des IUFM par
l’Université, sans compter le coût des droits d’inscription. Elle précise ses
critiques en opposant le concours actuel, dont les épreuves sont exclusivement
disciplinaires et l’évaluation garantie par sa dimension nationale, à la
maquette en préparation qui veut introduire « didactique et connaissance du
système éducatif » et risque de passer sous la coupe des féodalités qui
tiennent la recherche.
Au lancement du débat, Roland Hubert donne
l’état d’avancement et d’imprécision des projets ministériels pour la Seconde,
dont l’infléchissement, a-t-il souligné, est à porter au crédit des pressions
syndicales. Ainsi, il ne resterait de la semestrialisation que « les quatre
rendez-vous annuels avec les élèves » : les groupes d’experts travailleraient
désormais sur des enseignements annuels. La modularisation systématique à 3
heures hebdomadaires serait revue : seul serait maintenu l’horaire annuel de 21
heures par semaine, à l’intérieur desquelles le français pourrait compter pour
4 heures – sans que soit précisé un éventuel dédoublement. Même incertitude
pour le module de « sciences expérimentales », conçu dans l’esprit de « La main
à la pâte » : les 3 heures élèves seraient-elles dédoublées, ce qui coûterait 6
heures professeur ? Quant à la philosophie, elle serait toujours « offerte à
tous » en Terminale, assortie d’un module semestriel pour les Littéraires.
De la salle, un collègue est revenu sur
l’introduction d’un module de philo en Première : que faire de significatif en
un semestre, en réalité réduit à 4 mois ? Et plus généralement comment
enseigner la philo en série générale à moins de 4 heures hebdomadaires ?
Pour ma part, je me suis étonné de ce que
Roland n’ait pas cité les Langues anciennes dans son approche des Humanités,
qui m’ont semblé disparaître sous l’accumulation des disciplines à leur
associer. Il a eu beau protester qu’il ne cherchait pas à « les noyer », je ne
vois pas comment il en serait autrement dans l’horaire étroit où elles devraient
trouver place en si abondante compagnie…
Il me semble en fait qu’on retrouve là un
clivage ancien, que la journée a manifesté clairement sans qu’on en débatte au
fond : pour les intervenants du matin, les Humanités sont explicitement
centrées sur les Lettres anciennes, dans la filiation de l’Humanisme européen.
La « culture commune » promue par le SNES (concept qu’une responsable du SNES a
dit préférer à « Humanités ») tend à s’y substituer, projet dans lequel « un
enseignement démocratisé des L.A. a toute sa place » proclame le Groupe Lettres
dans le dernier supplément à l’ U.S . (n° 674) consacrée aux programmes et
pratiques d’enseignement, mais où en réalité elles se dissoudraient. Une telle
formule sous-entend que cette discipline est restée élitiste, ce qui est une
contre-vérité flagrante depuis plus de vingt ans. Elle est d’ailleurs peu
cohérente avec le vote favorable du SNES au CSA sur les nouveaux programmes de
L.A., « jugés progressistes par les collègues », rappelle la même U.S . (p.3). Elle
fait surtout silence sur le profond renouvellement de cette discipline, qui
depuis les travaux de JP Vernant, P. Vidal-Naquet et à leur suite H. Wismann,
P. Judet de la Combe et bien d’autres désormais, est devenue un puissant
vecteur de formation culturelle et linguistique aisément exploitable en classe.
Telle est la substance de mon intervention, actualisée aujourd’hui par la
réception de l’ U.S .
Reste
que cette journée, pilotée avec une maîtrise souriante par Elisabeth
Cassou-Barbier (groupe Philo), a été utile et stimulante. Comme souvent, le
SNES a su donner la parole à des intervenants de qualité, dont les libres
propos ont été appréciés. Je me suis efforcé de les rapporter le plus
fidèlement possible, alors que mon implication dans le débat ne m’a pas permis
la même exhaustivité. Que cette lacune incite les participant(e)s qui liront ce
texte à compléter contester mes dires, et à prolonger ainsi un débat écourté !
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 10 DÉCEMbre 2008