Site internet : De la Démocratie en Amérique, commenté en
gras par Robin Delisle le jeudi 27 novembre 2008
Au chapitre XVI du tome II de l’ouvrage De
la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville examine les rapports entre
littérature et démocratie. Nous avons choisi de rendre compte de sa pensée et
de la commenter. Nous ne nous accordons pas avec tout ce que dit ce penseur,
notamment avec sa conclusion, mais nous recevons tout à fait l’idée que les
humanités sont nécessaires à la démocratie.
Ce qu’on appelait le peuple dans les
républiques les plus démocratiques de l’Antiquité ne ressemblait guère à ce que
nous nommons le peuple. À Athènes, tous les citoyens prenaient part aux
affaires publiques ; mais il n’y avait que vingt mille citoyens sur plus
de trois cent cinquante mille habitants ; tous les autres étaient esclaves
et remplissaient la plupart des fondions qui appartiennent de nos jours au
peuple et même aux classes moyennes.
Athènes, avec son suffrage universel, n’était
donc, après tout, qu’une république aristocratique où tous les nobles avaient
un droit égal au gouvernement.
Il faut considérer la lutte des patriciens et
des plébéiens de Rome sous le même jour et n’y voir qu’une querelle intestine
entre les cadets et les aînés de la même famille. Tous tenaient en effet à
l’aristocratie, et en avaient l’esprit.
Ce point de vue est très
réducteur : Tocqueville minimise les luttes sociales très violentes qui
mettaient clairement le peuple aux prises avec l’aristocratie. Ce qu’en
rapporte Tite-Live, aux débuts de la République, notamment avec les nexi, puis
sous les Gracques, me semble tout à fait éloquent à cet égard.
On doit, de plus, remarquer que, dans toute
l’Antiquité, les livres ont été rares et chers, et qu’on a éprouvé une grande
difficulté à les reproduire et à les faire circuler. Ces circonstances venant à
concentrer dans un petit nombre d’hommes le goût et l’usage des lettres
formaient comme une petite aristocratie littéraire de l’élite d’une grande
aristocratie politique. Aussi rien n’annonce que, chez les Grecs et les
Romains, les lettres aient jamais été traitées comme une industrie.
Ces peuples, qui ne formaient pas seulement
des aristocraties, mais qui étaient encore des nations très policées et très
libres, ont donc dû donner à leurs productions littéraires les vices
particuliers et les qualités spéciales qui caractérisent la littérature dans
les siècles aristocratiques.
Il suffit, en effet, de jeter les yeux sur les
écrits que nous a laissés l’Antiquité pour découvrir que, si les écrivains y
ont quelquefois manqué de variété et de fécondité dans les sujets, de
hardiesse, de mouvement et de généralisation dans la pensée, ils ont toujours
fait voir un art et un soin admirables dans les détails ; rien dans leurs
œuvres ne semble fait à la hâte ni au hasard ; tout y est écrit pour les
connaisseurs, et la recherche de la beauté idéale s’y montre sans cesse. Il n’y
a pas de littérature qui mette plus en relief que celle des Anciens les
qualités qui manquent naturellement aux écrivains des démocraties. Il n’existe
donc point de littérature qu’il convienne mieux d’étudier dans les siècles
démocratiques. Cette étude est, de toutes, la plus propre à combattre les
défauts littéraires inhérents à ces siècles ; quant à leurs qualités
naturelles, elles naîtront bien toutes seules sans qu’il soit nécessaire
d’apprendre à les acquérir.
C’est ici qu’il est besoin de bien s’entendre.
Une étude peut être utile à la littérature
d’un peuple et ne point être appropriée à ses besoins sociaux et politiques.
Tocqueville ne saurait mieux dire sur
ce point.
Si l’on s’obstinait à n’enseigner que les
belles-lettres, dans une société où chacun serait habituellement conduit à
faire de violents efforts pour accroître sa fortune ou pour la maintenir, on
aurait des citoyens très polis et très dangereux ; car l’état social et
politique leur donnant, tous les jours, des besoins que l’éducation ne leur
apprendrait jamais à satisfaire, ils troubleraient l’État, au nom des Grecs et
des Romains, au lieu de le féconder par leur industrie.
C’est qu’Alexis craignait déjà une
possible Révolution...Cela dit, oui, en effet, un pragmatisme est nécessaire
dans l’éducation, à condition qu’il ne dévore pas tout.
Il est évident que, dans les sociétés
démocratiques, l’intérêt des individus, aussi bien que la sûreté de l’État,
exige que l’éducation du plus grand nombre soit scientifique, commerciale et
industrielle plutôt que littéraire.
Je ne puis que condamner cette
étroitesse de vue : l’intérêt d’une société démocratique est que les
études y soient les plus universelles possibles. Et de toutes façons, dans
notre société actuelle, nous vivons exactement le phénomène décrit par
Tocqueville.
Le grec et le latin ne doivent pas être
enseignés dans toutes les écoles ; mais il importe que ceux que leur
naturel ou leur fortune destine à cultiver les lettres ou prédispose à les
goûter trouvent des écoles où l’on puisse se rendre parfaitement maître de la
littérature antique et se pénétrer entièrement de son esprit. Quelques
universités excellentes vaudraient mieux, pour atteindre ce résultat, qu’une
multitude de mauvais collèges où des études superflues qui se font mal
empêchent de bien faire des études nécessaires.
Quel malthusianisme culturel !
Tocqueville contredit une de ses idées maintes fois exprimée : la force de
la démocratie, c’est que sa masse auto—génère des élites. Quelques universités
excellentes anéantiraient définitivement le latin et le grec en réduisant ces
deux disciplines à des hobbies d’érudits. Quelle erreur !
Tous ceux qui ont l’ambition d’exceller dans
les lettres, chez les nations démocratiques, doivent souvent se nourrir des
œuvres de l’Antiquité. C’est une hygiène salutaire.
Ce n’est pas que je considère les productions
littéraires des Anciens comme irréprochables. Je pense seulement qu’elles ont
des qualités spéciales qui peuvent merveilleusement servir à contrebalancer nos
défauts particuliers. Elles nous soutiennent par le bord où nous penchons.
Voilà qui est clair, et sur ce point,
j’abonde à nouveau. On ne devrait pas pouvoir envisager des études littéraires
sans aborder les humanités.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 10 DÉCEMbre 2008