Brève n° 182
Homère et Shakespeare en banlieue
Une cinquantaine d'élèves, tous
les ans, choisissent les options latin ou grec dans un lycée parmi les plus défavorisés
de Seine-et-Marne. D'autres font leurs premières armes théâtrales dans
l'anglais du XVIe siècle. Dixit un article du Monde (15
février 2007) trouvé sur internet…
Les
retardataires arrivent au compte-gouttes. Les premiers arrivés se jettent sur
les places du fond, tirent les tables pour choisir leur voisin, affiner leur
emplacement, si possible " loin du prof ". Celui-ci entre à son tour.
" M'sieur d'Humières " a 36 ans, les cheveux en pagaille, une tête
ténébreuse à la Chateaubriand, un gros pull débordant sur son jean noir, le
corps entier prêt à affronter le marathon qui va suivre.
Il
est 11 h 30, jeudi, en grande banlieue parisienne. Au lycée Jean-Vilar, à Meaux
(Seine-et-Marne), le cours de grec ancien commence. Choisi en option par 50
(sur 350) élèves de seconde de ce lycée qui accueille les plus défavorisés du
département. Un cours de grec ancien, dans un établissement pourtant classé
" APV " (où les enseignants reçoivent une " affectation
prioritaire à valoriser "), avec seulement 65 % de taux de réussite au bac
en 2006. Et le même " prof " leur enseigne aussi Shakespeare. Le
principe est le même : viser haut.
Augustin
d'Humières reste debout, tournoyant la tête, pointant le bras de part et
d'autre, tel un agent de la circulation. " Abdullah, tu t'assieds ici !
Sébastien, tu sors tes affaires et tu enlèves ta veste ! Abel, Jamel ! Ça va
mal se passer, bonhomme ! Tant pis pour toi, tu viens t'asseoir à mon bureau.
Quoi, Coralie, qu'est-ce qui t'arrive encore ? " " M'sieur, vous avez
un stylo à me prêter ? ", demande Coralie. Saïd échange à voix haute en
arabe avec son voisin. " Saïd, tu te tais et tu sors tes affaires ! "
Le voisin : " Mais il parlait pas, m'sieur ! " Saïd : " Pff, je
peux pas travailler dans des conditions pareilles ! " Le professeur
soupire. " Ça va pas le faire... "
Et
pourtant, bizarrement, " ça le fait ". Dans le brouhaha, les réponses
fusent, étonnantes. Etymologie de " archevêque " ? " Archè, deux
sens : vieux et pouvoir ! " Des dérivés ? " Architecte, hiérarchie,
monarchie ! " Le sens du mot lithographie ? " De lithos, la pierre,
et graphein, écrire : graver sur la pierre ! " Dérivés de graphein ?
" Biographie ! Géographie ! "
Pas
mal. Au royaume des SMS, il est réconfortant de voir sur les copies les mots
les plus compliqués, tels " polythéisme ", écrits avec le " th
" et le " y " là où il faut. On passe à la mythologie. Comment
est née Athena ? demande le professeur. " Dans des conditions atroces,
M'sieur ! " Hurlements de rire. " Elle est sortie de la tête à Zeus,
en armure ! ", lance un autre qui, caché derrière les pitreries, montre
qu'il n'a rien oublié de l'histoire de la déesse.
Ces
élèves de seconde ont choisi le grec et, pour la plupart, ils " kiffent
". Un miracle ? Plutôt une volonté. Celle de ce jeune professeur hors
normes, Augustin d'Humières. Un agrégé de lettres classiques qui a décidé de
croire que la banlieue n'est pas une fatalité. Que les élèves en difficulté
doivent voir les choses en grand. Ils apprendront la langue d'Homère et si,
accessoirement, ils se laissent tenter par ses cours de théâtre, ils ne seront
pas déçus : leurs premières armes se feront dans l'anglais du XVIe siècle.
La
méthode ? Un prosélytisme acharné. En 2003, le jeune professeur a créé
l'association Mêtis qui compte une centaine de ses anciens élèves. Ceux-ci font
du soutien scolaire, participent à des forums d'orientation pour les terminales
du lycée... et tentent de convaincre les plus jeunes de se mettre aux langues
anciennes.
C'est
devenu un rituel. Chaque année, Augustin et ses meilleurs anciens élèves de
latin-grec se rendent dans les cinq collèges du secteur, en zone rurale ou en
cité. Le but : convaincre les élèves de troisième de s'inscrire en grec. Non
par de beaux discours, et sans faire intervenir les parents, mais avec des
arguments concrets : les langues mortes, c'est utile et cela vous aidera.
Ce
sont les anciens élèves de Jean-Vilar qui leur parlent. Comme Lauren Sigler,
Dounya Salhi, Madly Bodin ou Mouna El Mokhtari, parties pour galérer et
devenues respectivement avocate, étudiante en médecine, à l'Essec et en master
de sciences de l'information. Comme aussi Julien Martin, aujourd'hui professeur
de lettres classiques au collège de Trilport, près de Meaux. Ou comme Nam-Tran
Nguyen Cuu, de parents réfugiés politiques vietnamiens, interne de l'hôpital
Georges-Pompidou.
Ils
leur disent : " Nous sommes comme vous, et grâce aux langues anciennes,
nous avons réussi à nous en sortir et vivre mieux que nos parents. " Lauren
: " En commençant le droit, j'avais compris grâce au grec les principes de
la démocratie athénienne. " Dounya : " En médecine, le grec m'a
permis de mémoriser les mots compliqués. " Madly : " En prépa,
j'étais la seule à connaître la date de la mort de Socrate, grâce au grec. Tous
les Parisiens étaient épatés, j'avais gagné ! " Mouna : " Le latin et
le grec m'ont apporté le goût de la culture, et donc de la conversation. Quand
vous débarquez à Paris, c'est un plus énorme. "
Augustin
d'Humières, de son côté, ruse pour les prendre par les sentiments. Quand Zidane
a créé une association contre la leucodystrophie, il a analysé le mot par le
grec (" blanc " + " mauvais " + " nourrir " =
mauvaise alimentation du sang en globules blancs). Succès assuré. Autre
argument auquel sont sensibles les nombreux élèves d'origine maghrébine : le
modèle que fut le monde gréco-romain pour les sociétés occidentales. " En
latin et en grec, note le professeur, nous évoluons dans un monde
méditerranéen, entre Alexandrie et Athènes, Rome et Carthage. Il ne déplaît pas
aux élèves de constater qu'au-dessus, c'étaient des analphabètes, des
barbares... "
Quand
il est arrivé au lycée Jean-Vilar, en 1995, les cours de grec comptaient six
élèves en seconde. D'année en année, les classes périclitaient et menaçaient de
fermer. Les interventions dans les collèges ont amené de nouveaux publics.
" Un résultat exceptionnel pour la population que nous accueillons ",
se félicite la proviseure, Marie-Claude Couraut-Thémans.
Ils
sont donc 50 à s'être laissé convaincre cette année (une dizaine garderont
l'option en terminale). Majoritairement des filles. Et souvent pour des raisons
très mercantiles : " On n'a rien à perdre, ça ne peut rapporter que des
points positifs au bac ", reconnaît Saïd. Ou parce qu'ils se sont laissé
prendre au jeu. Inès : " Au début, je le trouvais plutôt chelou, le prof,
à s'agiter tout le temps. Mais j'aime bien la mythologie. Et aussi
l'étymologie, ça m'aide pour l'orthographe et la grammaire. Je deviens
meilleure. "
L'apprentissage
du grec fait-il de bons élèves, ou les bons élèves sont-ils attirés par le grec
? Impossible à dire. Une chose est sûre : depuis dix ans, au lycée Jean-Vilar,
les effectifs de grec et de latin représentent moins de 10 % des élèves de
terminale et plus de la moitié des mentions bien et très bien. La déperdition
du latin sera d'ailleurs le prochain moulin d'Augustin Don Quichotte.
L'association
Mêtis, c'est aussi du théâtre. De préférence celui de Shakespeare. Ancien élève
de l'école dramatique de la Ville de Paris, Augustin a réussi à débaucher
bénévolement d'anciens condisciples. Deux ou trois fois par semaine, voire
plus, Samantha Markowic et David Nunes, comédiens professionnels, prennent le
train de Paris à Meaux et font cours aux jeunes élèves, avec une obstination
rigoureuse.
Il
en faut. Quelques-uns sont incroyablement doués, mais la troupe semble
impossible à maîtriser. Les garçons arrivent en retard, les filles se
jalousent. Cette année, la pièce choisie est Roméo et Juliette. " Toutes
les filles veulent faire Juliette ou la nourrice, soupire Augustin. Il y aura
un mauvais moment à passer. "
Lors
des premières répétitions, personne ne peut croire à un résultat. Personne,
sauf Augustin d'Humières et ses amis comédiens. Ils font faire aux élèves
" du crayon " - le crayon entre les dents, pour leur apprendre à
articuler. Ils négocient au pied des tours pour les convaincre de venir répéter
plutôt que de faire du shopping ou de jouer à la PlayStation. Certaines
répétitions ont lieu des week-ends entiers, qu'il pleuve ou qu'il vente, sur le
parking du lycée. A l'approche du jour J, aucun ne manque au rendez-vous.
Les
jeunes élèves de Mêtis ont déjà joué Le Songe d'une nuit d'été et La Nuit des
rois, sans modestie. Viser haut ne leur déplaît pas : " C'est bien de ne
pas parler comme on parle tous les jours ", dit Esra, une fille timide que
le théâtre a métamorphosée. Augustin, qui fait rarement les choses à moitié,
avait débauché pour les répétitions des maîtres de chant, des maîtres d'armes, des
costumiers professionnels.
Le
premier spectacle a eu lieu en juin 2003, devant 450 personnes, au théâtre
municipal de Meaux. Professeurs, élèves, parents, proviseurs, tous étaient
sidérés. " On ne reconnaissait pas nos élèves, raconte Angélique
Guillerot, professeur de français. C'était magique de voir les plus en
difficulté, blancs, beurs, blacks, se mettre à vivre littéralement un texte de
Shakespeare qu'ils n'auraient pas su lire. Ensuite, leur attitude en classe a
beaucoup changé. Le grec éveille leur curiosité pour les mots, le théâtre leur
donne l'enthousiasme. "
Les
enseignants se sont posé des questions : pourquoi les élèves piétinent-ils à
l'école alors qu'ils connaissent une telle métamorphose dans un contexte
extra-scolaire ? Deux membres de Mêtis ont intégré le Conservatoire national
d'art dramatique.
Un
autre spectacle se jouait à l'entrée du théâtre. Un cortège ému et pomponné,
celui des familles des élèves comédiens. Ces femmes en boubou ou coiffées d'un
foulard, avec leurs maris et leurs enfants, pénétrant timidement dans le hall
du théâtre pour la première fois de leur vie. Oui, c'est possible : Shakespeare
et Homère peuvent changer les choses.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 8 JANVIER 2009