Brève n° 188
Enseigner le grec en primaire : le début d’une expérience
Billet
de Brigitte Franceschetti
Voici
comment tout a commencé…
C'est
un projet qui occupait mon esprit depuis longtemps déjà: pourquoi ne pas
montrer que l'enseignement du grec est une voie royale ouverte à tous quels que
soient l'âge, la condition sociale, le niveau d'études atteint Pourquoi ne pas
ouvrir l'enseignement du grec également dans le primaire ? Il semble logique,
normal, « utile » (je hais ce mot qui est souvent fort mal compris,
car il est employé dans un sens d'utilité immédiate et non constructive pour
l'avenir) à beaucoup que l'on enseigne l'anglais aux enfants du primaire, et
pourquoi pas du grec ancien? Est-il quelque chose de plus utile? de plus
formateur ? C'est un projet fou? c'est ce que je me suis dit raisonnablement
pendant quelque temps, puis je me suis laissée aller à la folie et... « ça
marche ! »
Ce
projet a réussi grâce à une rencontre, celle du chef d'établissement du collège
et de l'école Pastré à Marseille, Madame Leclerc, et de son équipe d'institutrices.
Elles m'ont écoutée sans sourire de convenance mais avec attention, il faut
bien le dire aussi au début avec un peu d'étonnement. Je voulais que cet
enseignement de grec s'inscrive dans le projet de leur école et dans le projet
pédagogique de chaque classe concernée. Je refusais vigoureusement de
« leur prendre les élèves » une partie du temps, je voulais que le
maître reste le maître de sa classe, qu'il participe à cet enseignement, qu'il
réutilise ce qui aurait été fait dans ces séances. L'enseignement du grec ne
serait là que pour aider le maître à réaliser ses objectifs pédagogiques
« autrement ». La seule exigence incontournable que je posais était
que les enfants s'initient à la langue grecque.
Ma
grande surprise fut d'avoir réussi à convaincre non seulement l'institutrice du
CE2 (normal) mais aussi TOUTES les institutrices de MATERNELLE... Il fallait
donc me préparer à enseigner le grec à 50 enfants de 3 à 6 ans. C'était une
hypothèse que je n'avais pas envisagée...mais la vie m'a appris à affronter les
conséquences de mes folies ! Et c'est ainsi que tous les quinze jours, pendant
3/4 d'heure, j’ai raconté à des enfants, qui ont déjà étudié les fables de La
Fontaine avec leur maîtresse, la fable d'Esope qui en est la source. J'ai
extrait de mon récit des mots en langue grecque que nous répétons à l'aide de
mimes et de gestes que les institutrices m’ont bien souvent soufflé. Le corbeau
« korax » se prononce en ouvrant la main comme un bec qui s'ouvre. J'écrivais
ensuite le mot au tableau : les institutrices m'ont expliqué qu'il était
important que des enfants de cet âge « baignent » dans l'écrit. Pour
qu'ils fixent leur attention sur le mot écrit, je leur faisais choisir la
couleur de la craie (elle diffère pour chaque mot) et je leur demande de
répéter bien fort et bien distinctement le mot pour que je puisse l'écrire :
l'élément ludique est très important dans nos activités. Les maîtresses
réutilisaient ces mots écrits en classe dans l'atelier de pré-lecture en
faisant des jeux d'identification. Certains mots grecs ont été utilisés comme
support verbal dans l'activité théâtre. Il y a ainsi interpénétration entre
l'activité grec et les autres activités scolaires.
Nous
avons appris 5 à 6 mots par séance, nous avons choisi d'apprendre en grec le
nom de tous nos animaux. Les enfants ont pu raconter et jouer l'histoire de «
korax » et de « alôpêx, de « téttix » et des « murmêkes »... .Le choix des mots
peut se faire aussi en fonction de leur sonorité (arpazein - dendron - dia
ti?), de notions étudiées en classe (par exemple lent / rapide: lagôos esti
tachus - kelônê esti bradéia,) de rapprochements possibles avec le français:
mikros / micro- (n'oublions pas la marque de jouets
« micromachines ») phônê / téléphone, ou à la demande des institutrices
introduction du verbe être pour se lancer dans des phrases simples.
J'ai
vite compris qu'il fallait faire bouger des enfants de cet âge. Il y a donc eu
un temps de motricité toujours lié à l'apprentissage du vocabulaire: les
enfants ont donc pu montrer la farandole des fourmis qui se danse en répétant
en rythme « mur/mê/kès, mur/mê/kès ». Autre exemple : les enfants
sont répartis en deux groupes, les lièvres et les tortues. Chaque enfant montre
qu'il a bien compris l'appartenance à son groupe en se nommant:
« lagôos » ou « chélônê ». Ensuite pendant que les lièvres
dorment, les tortues font leur parcours sur une musique grecque appropriée et
nous réglons leur marche en répétant « chelônê esti bradeia », puis
les tortues se reposent et c'est au tour des lièvres de montrer que
« lagwôos esti tachus ». Une activité semblable peut se réaliser sur
d'autres thèmes par exemple celui du bœuf, « bous », et de la grenouille, «
batrachos » le « bous » montrant dans sa marche tantôt qu'il est « mégas »
tantôt qu'il est « pachus », la grenouille montrant dans ses sauts qu'elle
est « mikros » tout en criant « brékékékèx koax koax ».
Dans
la mesure du possible j'ai utilisé de la musique folklorique grecque pour
rythmer les activités motrices. J'ai d'introduit parfois le chant pour retenir
le vocabulaire: la cigale, « téttix », s'adresse aux fourmis, « murmêkès
», en chantant « êdon » (je chantais) sur l'air des nains de Blanche Neige.
A
la fin de la séance, ou parfois en cours de séance, nous reprenions l'histoire
de la fable d'Ésope en insistant sur les différences entre Ésope et La Fontaine
(belle initiation à la littérature comparée!).Cette reprise se faisait
accompagnée de mimes exécutés par les enfants et nous utilisions là encore le
vocabulaire appris:le korax perché sur son dendron (une table) ayant à ses
pieds un alôpêx qui le supplie de montrer sa phônê va finir par lâcher son
morceau de viande en criant lui aussi « phônê ».
Je
peux vous assurer qu'il se passe encore bien d'autres activités étonnantes dans
des séances en maternelle !
En
CE2 l'objectif premier de la maîtresse était de renforcer le travail de
l'atelier lire/écrire et faire comprendre l'histoire des mots. Je suis toujours
partie du vécu de la classe ou de notions travaillées par l'institutrice. Au
centre de la séance, nous apprenions un mot-clef qui devenait une
expression-clef au cours de l'année, par exemple à la notion de temps était lié
le mot « chronos » ou dans une séance ultérieure l'expression « ôra
estïn ». Massalia, ville grecque, était reliée au thème de la mer; le
mot-clef était : thalassa. Autour du mot-clef, nous avons regroupé un certain
nombre de mots ou d'expressions. Ils étaient choisis parfois en fonction d'une
étude orthographique, par exemple explication du ph), du th de certains ch, ceux
qui se prononcent comme « c », parfois en fonction de la sémantique.
Très souvent je demandais aux enfants de faire cette recherche en français, la
maîtresse appelait cela la cueillette des mots. Ils cherchaient par exemple des
mots qui s'écrivent avec un ph et citent: pharmacie, Philippe...ce qui à côté
du mot-clef « phainein » nous permettait d'étudier: pharmakon, philein et
hippos. La structure des séances était assez souple pour nous permettre des
détours suggérés par l'étymologie. Après avoir appris « hippos » les
enfants voyaient le rapport avec hippopotame et hippodrome . Il devenait
indispensable de découvrir que « ce joli signe qui porte le nom
merveilleux d'esprit rude » donne un « h » en français. Après
avoir appris le mot « thalassa » et remarqué que le têtha donne "th",
nous découvrions les mots « théatron » et « orthos », ce dernier nous
permettait de parler d'orthographe, d'orthophoniste... Le jour où la maîtresse
désirait aborder l'étude des antonymes, nous apprenions à dire: « êméra estin /
nux estin ». Je me servais beaucoup de l'étymologie pour rendre cette étude
attrayante. Nous écrivions les mots en grec. Ce moment était chargé de
fascination pour les enfants: ils découvraient une écriture nouvelle et avaient
ainsi la sensation d'entrer dans un monde où la réalité quotidienne n'a plus
cours, un monde qui n'est plus marqué par les contraintes journalières. Ils
s'appliquaient à reproduire le tracé d'un gamma, d'un alpha: ou d'un chi: , et
pénétraient ainsi dans un univers magique où tous ont l'impression d'être à
égalité, où il n'y a plus de passif scolaire à surmonter. Certains enfants en
difficulté pour le graphisme ont pris ainsi un nouveau départ et ont écrit très
correctement les mots grecs!! Nous avons mis en valeur leur réussite et nous
avons pu remarquer que leur application était constante. D'autant plus qu'elle
ne donnait lieu à aucune évaluation-sanction…
Nous
enrichissions notre vocabulaire: à chaque séance nous apprenions le mot
difficile du jour (thalassocratie <= thalassa, diaphane <= diaphainein,
anthropophage <= anthrôpos-phagein...) ce qui permettait aussi de valoriser
les enfants par le savoir : ils comprennent des mots qui sont parfois mal
connus chez eux et sont ainsi les possesseurs d'un merveilleux savoir.
Nous
étudiions la signification des prénoms des enfants de la classe, quand ils sont
d'origine grecque : Alexandre fut très fier d'apprendre qu'il était celui
qui protège les hommes ; Christine fut contente de savoir que son nom
vient de christos « celui qui est béni du Seigneur ».
Ils
ont été capables de faire des phrases très simples en grec.
Chaque
séance se terminait par une histoire tirée de la mythologie que les enfants
attendaient toujours avec impatience. J'ai entrepris de raconter les aventures
de Zeus !
Ces
séances nous ont permis de remarquer que même des enfants en difficulté
scolaire arrivent à réussir dans cet enseignement. Nous espérons pouvoir
ensuite transférer cette réussite à d'autres matières.
Conséquence
inattendue de tout cela : les institutrices se sont initiées aussi au grec
,elles ont écrit grec, elles ont parlé grec, elles ont chanté en grec. J'ai
même surpris la directrice en train de tracer des lettres grecques : le grec
c'est vraiment magique !
Ce
n’était qu’un début, les années ont passé. J’ai trouvé très curieux d’écrire ce
récit au passé : l’expérience continue, les enfants ont toujours le même
enthousiasme, le grec c’est toujours magique !
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 25 janvier 2009