Brève n° 194
Vivre dans la Cité : les choix de Paul
Texte
d’une conférence de Marie-Françoise Baslez et du Pasteur Claude Baty. Enregistrement diffusé en direct
le dimanche 29 mars de 20h00 à 22h15, et rediffusé, sur Radio Notre Dame.
« Vivez
en citoyen d’une manière digne de l’évangile du Christ » (Ph 1,
27) : en donnant cette ultime consigne à ses convertis de Philippes, Paul
fait le choix de l’engagement politique[1].
Tout au moins au sens large où l’entendaient les Grecs, en termes de
participation diverse à la vie publique et aux différentes activités
communautaires. L’homme antique est un « animal politique », ainsi
que l’avait dit Aristote[2],
et il ne pouvait s’accomplir que dans le cadre de la communauté civique, en se
consacrant à l’intérêt commun. Le communautarisme, au sens où nous l’entendons
aujourd’hui, était donc inconcevable.
Mais
ce n’était pas un choix évident pour des croyants vivant leur foi dans un État
et dans une société qui ne la partageaient pas. Dans un empire pluraliste, où
la tentation du relativisme religieux fut indéniable, les premières communautés
chrétiennes se sont trouvées placées devant la même alternative que les
synagogues de la Diaspora : travailler à renforcer l’esprit de corps,
quitte à rompre plus ou moins avec l’environnement familial et social en
adoptant des pratiques telles que la mise en commun des biens, ou bien jouer le
jeu de l’intégration civique proposée par les pouvoirs publics et la société
tout entière. Pour Paul, ce ne fut pas un choix facile à faire. Dans cette même épître aux
Philippiens, il écrit ailleurs que « pour nous, en effet, notre communauté
civique[3]
est dans les cieux, d’où viendra aussi le sauveur que nous attendons » (Ph
3, 20), invitant par là, semble-t-il, les chrétiens de Philippes à dépasser la
question des droits civiques, qui agitait les habitants de cette colonie
romaine. Le destin des chrétiens ne se joue pas en « ce monde qui
passe » (1 Co 7, 31). Paul
est-il donc, au fond, indifférent au monde et à l’action dans le monde ?
Pour certains, ce serait son indifférence au monde et la certitude de
l’imminence de la fin des temps qui lui auraient permis d’accepter si
facilement la domination étrangère et de légitimer l’autorité établie (Rm 13,
1-7)[4].
Mais on peut aussi considérer que Paul utilise ce vocabulaire politique
technique parce qu’il se meut naturellement dans la sphère politique, qu’il se
pense et qu’il pense en citoyen.
À
bien lire les épîtres, Paul apparaît lui-même comme cet « animal
politique » au sens où l’entendait Aristote, car sa pratique missionnaire
témoigne qu’il a compris et qu’il a fait sien le principe de participation qui
structure la cité antique. Celle-ci est fondée sur des communautés de base, que
sont les familles ou plutôt les « maisonnées », et elle se construit
sur toutes sortes de réseaux associatifs dans une parfaite continuité de la
base au sommet. Or, c’est bien la « maisonnée » qui fonctionne comme
la cellule-souche de la mission paulinienne et c’est sur le mode associatif que doit se développer la
communauté chrétienne, comme le montre, à mon sens, l’intérêt porté par Paul
aux questions de sociabilité et de convivialité dans la première épître aux
Corinthiens. Certes, pour le converti
qui s’est voué totalement et indéfectiblement au Christ, ce double engagement
au Christ et dans le monde peut causer bien des « tiraillements »,
pour reprendre encore une expression de Paul, quand il évoque une certaine
attraction du martyre et du retrait définitif du monde (Ph 1, 23). Parfois,
l’imminence de la fin des temps l’emporte sur tout autre considération, dans le
sentiment que ce monde-ci ne vaut plus la peine d’être vécu (1 Co 7, 29-31).
Cependant, si Paul est tendu entre deux mondes, il n’a jamais une vision
totalement négative du monde extérieur et prête au contraire beaucoup
d’attention aux « gens ordinaires », c’est-à-dire aux
« non-croyants » (1 Co 14, 23-24) : son souci constant d’une bonne communication suffit à le prouver.
Il peut ainsi élaborer progressivement une
dialectique de l’existence chrétienne inscrite dans le monde : les
chrétiens sont dans le monde sans être du monde ; ils sont des
« flambeaux dans le monde » (Ph 2, 15) et ils ont donc, de ce fait,
une responsabilité politique. Se trouve ainsi posé le fondement d’une religion
éthique, longuement développé plus tard, à la fin du IIe siècle, dans l’Épître à Diognète. Le « paradoxe » chrétien est de
vivre avec les autres et comme les autres, tout en réglant sa conduite sur une
autre table des valeurs que celle du monde[5].
Il
ne doit pas y avoir seulement « tiraillement » entre l’ordinaire de
la cité où vivent les chrétiens et les valeurs transcendantales auxquelles ils
aspirent, mais interaction entre les deux plans. C’est ainsi que Paul engage
ses communautés dans l’action sociale. Plusieurs de ses prescriptions aux
Corinthiens visent à réduire ce que l’on appellerait aujourd’hui la
« fracture sociale », risque inhérent à toutes les cités antiques et
que reflète l’Église locale dans son fonctionnement et dans ses comportements.
Paul marque de l’intérêt pour les questions économiques et financières[6].
Sa pratique missionnaire, qui récupère la tradition juive de la collecte et
pose le principe de l’entraide entre les communautés, aboutit à mettre
celles-ci en réseau et à témoigner ainsi de l’universalisme de la mission
chrétienne, sans se replier sur elles-mêmes.
Parce
que Paul conçoit d’emblée ses Églises comme des communautés ouvertes, inscrites
dans une cité et dans un espace régional, on comprend mieux qu’il ait validé
l’État romain, non pas par indifférence ni même seulement par pragmatisme, mais
dans la conviction que l’Empire ouvrait un espace et constituait un instrument
au service des vraies valeurs, celles de l’évangile. Pour lui, l’État est
d’abord une institution nécessaire qui protège et qui régule (Rm 13, 1-7). En effet, l’homme antique
reconnaissait une finalité éthique à l’État en ce qu’il engage individus et
collectivités dans l’intérêt commun. La citoyenneté est la façon de penser le
bien et de vivre ensemble : « Il s’agit donc de mettre en œuvre la communauté
politique (l’État) pour l’accomplissement d’actions de valeur, sans se
contenter d’une simple cohabitation »[7].
Paul développe son point de vue sur la finalité éthique de l’État en reprenant
des analyses, traditionnelles en milieu grec, sur la tendance de toute
communauté à l’éclatement, surtout si elle est agissante[8].
Pour lui qui a vécu douloureusement cette situation en Galatie, à
Corinthe et à Philippes, l’État protège contre toute dérive sectaire puisqu’il
fait prendre en compte l’intérêt commun, au-delà des querelles de personnes ou
de groupes. C e risque, Paul l’a perçu à Corinthe tout particulièrement, quand
il déplore que la chrétienté locale s’identifie par petits groupes
personnalisés – par l’appartenance à Paul, à Apollos, à Céphas ou à Christ
- sans vivre pleinement l’unité dans le
Christ (1 Co 1, 11-13). Ainsi, la politique peut apparaître comme une forme de
l’amour mutuel qui fonde la communauté chrétienne[9].
L’ « ordre voulu par Dieu » (Rm 13, 2) est donc consensuel,
puisque c’est celui du bien commun. Avant Paul, les chefs de synagogues l’avaient
déjà compris, qui instituèrent la prière « pour le bien des
autorités »[10].
Cependant,
la validation de l’État antique et de l’ordre établi n’est pas
inconditionnelle, ni définitive. En effet, si Paul reprend des analyses
politiques et des principes de son époque, il leur donne une interprétation
théologique nouvelle, nourrie par sa christologie. Quand il écrit que l’ordre
établi, l’ordre de l’Empire, est voulu par Dieu, il fait sienne la conviction
des auteurs bibliques, depuis le retour de l’Exil, qu’un souverain étranger,
non-croyant, peut être choisi par Dieu comme médiateur dans l’économie du
salut : le roi perse
Cyrus en est le prototype. Mais cette investiture religieuse crée un rapport
contractuel entre la communauté de croyants et l’État qui l’abrite[11],
et cela oblige le fidèle à garder une certaine distance. L’engagement dans la
cité n’exclut pas la résistance,
l’essentiel pour le chrétien étant de « tenir ferme » (Ph 1, 27).
Paul
n’est pas au service de l’État en place et il en attend finalement moins que
d’autres intellectuels juifs de la Diaspora. À une époque où les communautés
religieuses avaient parcouru presque tout le champ des relations possibles
entre les religions et l’État, il n’envisage pas pour les chrétiens de statut
protégé, ainsi qu’en avaient obtenu les Juifs. Alors que Philon d’Alexandrie,
son presque contemporain, percevait l’empereur comme l’unificateur du genre
humain[12],
l’universalisme politique devant précéder l’universalisme religieux, Paul ne
demande pas au pouvoir politique de créer ainsi, autoritairement, le cadre
favorable à la mission, mais il l’attend de chaque chrétien dans le Christ.
Engagé par son baptême dans un processus d’imitation du Christ, de conversion
et de re-création, le chrétien est appelé à redécouvrir l’autre dans le Christ
et il est ainsi conduit à construire et à proposer un modèle de changement dans
son cadre de vie immédiat. La société et l’Etat ont donc vocation à évoluer de
proche en proche : en définitive, Paul introduit l’idée de changement, au
moins implicitement, dans un monde antique qui la percevait fort peu et qui
appréciait plutôt l’action politique comme la restauration d’un passé idéalisé.
Paul
n’attend pas que l’État change le monde, mais il anticipe le changement et même
il le pense autrement, sans accepter que le religieux se laisse enfermer par le
politique. Quand il dépasse les réalités immédiates d’une société extrêmement
segmentée en affirmant qu’ à l’intérieur de la communauté chrétienne,
dans le Christ et dans l’Esprit, il n’ y a plus d’inégalités selon la race, la
culture, le sexe ou le degré de liberté (Ga 3, 26-28 ; 1 Co 12, 13), il
s’inscrit, en une certaine mesure, dans la pensée philosophique des stoïciens
et dans la première expérience de mondialisation, qui faisait réfléchir les
notables de l’Empire. Mais il récuse, en fait, la politique d’assimilation qui
était en germe au sommet de l’État romain et qui était soutenue
par les intellectuels : un jour, tout le monde serait citoyen romain[13] ;
un jour, tout le monde participerait de l’éducation grecque dans l’achèvement
d’un universalisme culturel porté depuis toujours par l’hellénisme. C’est
alors, c’est ainsi que se réaliserait l’unité du genre humain. Paul, au
contraire, aboutit à dissocier culture et religion quand il affirme, face à
Pierre, que l’on ne peut contraindre les non-Juifs à « vivre en
Juif » (Ga 2, 14), en relevant que Pierre, parmi les convertis grecs
d’Antioche, a vécu jusque-là comme eux, « en non-Juif». C’est une révolution,
sans doute, dans l’histoire des peuples et des États antiques. En effet, la
religion y fonctionnait d’abord comme le signe identitaire d’appartenance à un
peuple, en même temps que la culture. Être Grec, c’était honorer les mêmes
dieux, parler la même langue et avoir les mêmes coutumes[14] ;
être Juif, c’était reconnaître Yahvé comme le seul vrai Dieu et observer des
pratiques distinctives, qui faisaient du « judaïsme », surtout à
partir du IIe siècle, une culture autant qu’une religion[15].
Être chrétien relève au contraire de la seule adhésion personnelle, sans aucun
prédéterminé culturel. On peut être chrétien en vivant en Juif ou en vivant en
Grec, plus tard dans des cultures indigènes, comme la culture syriaque dès le
début du IIIe siècle…
Ainsi Paul a commencé de faire évoluer la
notion de religion dans son rapport avec l’État, la culture et la société. Au
sens latin du terme, la religio
devait créer du lien social et c’est ce que les autorités politiques
demandaient à toutes les communautés religieuses de l’Empire. Pour l’ensemble
des religions antiques, cela consistait surtout à maintenir la paix avec les
dieux en assurant une bonne participation aux différentes cérémonies, dans une
relation collective et bilatérale avec la divinité. Dans la religion que prêche
Paul, la piété est autre chose qu’un ensemble de prescriptions rituelles :
c’est une morale applicable aux relations des êtres humains entre eux, et même,
plus largement, à l’ensemble des activités humaines. Au lieu d’exprimer et de
renforcer des liens préétablis, la religion, désormais, doit en créer de
nouveaux. Le chrétien prend place dans un schéma de relations personnelles
triangulaire : Dieu, le croyant et les autres. « Vivre en citoyen
selon l’évangile », comme l’enseigne Paul, sauvait l’idéal antique de
participation civique et d’engagement social, mais renversait aussi l’échelle
conventionnelle des valeurs. Le chrétien doit accomplir ses devoirs
civiques sans entrer dans la course aux
honneurs et sans rechercher avant tout
la reconnaissance sociale selon la pratique de la cité antique, où
chaque « bienfait » était rétribué sous forme
d’ « honneurs » à la mesure de l’engagement personnel : l’idéal
du service se substitue désormais à celui des honneurs. Le fondement de la morale politique, c’est
de servir les autres plutôt que de servir sa propre gloire ou ses propres
intérêts (Ph 2, 4 ; voir aussi 1, 15-16, 2, 21 et 3, 8-11).
Paul
ne fut donc pas le conformiste ou le conservateur que l’on pourrait croire.
Mais il faut peut-être trouver ce qu’on pourrait appeler la « révolution
paulinienne », là où on ne la cherche pas toujours. Sa mission est
davantage fondée sur une mutation des valeurs que sur la revendication
immédiate. Certes il a admis l’esclavage et tout le christianisme antique après
lui (I Co 7, 20-24), mais quand il enjoint à Philémon de reprendre chez lui,
comme son frère dans le Christ, un esclave qui avait fui (Phlm 15-17), il
conteste en définitive l’ordre établi, aussi bien celui du monde gréco-romain
que celui de la société juive de son temps[16].
Non seulement, en effet, la pratique antique ouvrait à l’esclave fugitif
l’asile des sanctuaires et conseillait de le revendre à un nouveau maître, mais
la loi mosaïque, plus impérativement encore, interdisait de le restituer à son
ancien maître et faisait obligation de le garder au foyer où il s’était réfugié
(Dt 23, 16). Obligation légale que Paul dépasse, pour instaurer de nouvelles
relations entre les personnes, dans le Christ. L’épître à Philémon et à
l’Église qui se réunit chez lui porte ce message d’espérance dont toute société a besoin, mais c’est à l’État, bien sûr, qu’il revient de
légiférer en matière de droit de propriété. Paul n’envisage pas d’empiéter sur ses
prérogatives.
Premiers
textes chrétiens, textes fondateurs, les épîtres de Paul mettent en lumière la
question de la place des chrétiens dans la société. En invitant ses
contemporains et en nous invitant à « vivre en citoyen, d’une manière
digne de l’évangile », il insiste sur la distinction entre le politique et
le religieux et sur le devoir, pour tout croyant, d’une cohérence de vie entre
sa foi et ses engagements. En même temps, il nous fait prendre conscience de la
contribution irremplaçable de la religion à la création du processus éthique
qui fonde l’État et la société, dans la recherche et la construction du bien
commun. L’obligation de solidarité, consubstantielle à toute communauté civique
antique, devient le fondement des Églises
chrétiennes à la lumière de l’évangile. Aujourd’hui encore, à travers
ses propres choix et l’évolution complexe de sa pensée, saint Paul nous presse
de prendre nos responsabilités.
***
Comment
l’apôtre Paul envisage-t-il le rapport « religion et
politique » ?
Un préalable nécessaire doit être formulé,
c’est une précaution qui du côté protestant a été rappelée à l’occasion de
l’année Calvin, qui est bien moins éloigné dans le temps mais tout de même
d’une autre culture. Il s’agit de ce que l’historien Lucien Febvre a appelé
l’outillage mental. « À chaque civilisation son outillage mental ;
bien plus à chaque époque d’une même civilisation, à chaque progrès, soit des
techniques soit des sciences, qui la caractérise – un outillage mental
renouvelé… »
L’outillage mental de nos sociétés et donc
notre façon de penser a été bouleversée à plusieurs reprises et en particulier
dans les temps dits modernes par les médias qui ont pris une place considérable
dans nos vies et en particulier pour tout ce qui touche à la politique.
Comment, de nos jours, imaginer la politique sans journaux, sans radio, sans
télévision, sans Internet ?
Ce simple exemple suffit à rappeler que non
pas à cinq siècles, mais à 20 siècles de distance, les risques d’anachronisme
sont grands. C’est ce qui explique que l’apôtre Paul a pu être considéré soit
comme un conservateur qui, par exemple, n’a pas condamné l’esclavage, soit
comme un révolutionnaire qui a tout remis en question et inspiré ensuite ceux
qui voulaient faire du passé, table rase.
1.
L’apôtre Paul est-il conservateur ?
Indéniablement il y a des raisons de le
penser. L’apôtre ne remet pas en question l’ordre politique et social qu’il
trouve, il semble même en profiter. Rm 13 est le passage le plus connu sur le
sujet. « Que chacun soit soumis aux autorités établies ; car il n’y a
pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées
par Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité s’oppose à l’ordre de
Dieu ; ceux qui s’opposent attireront un jugement sur eux-mêmes. Les chefs
en effet ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le
mal. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien et tu auras son
approbation, car elle est au service de Dieu pour ton bien… C’est pourquoi il
est nécessaire d’être soumis – non seulement à cause de la colère mais encore
par motif de conscience. »
Quand on se souvient qu’au moment où il écrit,
Jérusalem était occupée par les armées romaines, il est d’autant plus frappant
de constater que Paul le juif ne discute pas la légitimité de l’autorité
impériale ; il déclare qu’elle est établie par Dieu. Bien plus, en plaçant
ses lecteurs romains devant une institution divine il rend impossible une
contestation de principe de cette autorité ; cela reviendrait à s’opposer
à Dieu.
Cependant la force de cette affirmation repose
sur l’a priori que le pouvoir politique a pour objectif le bien des
populations, la protection des honnêtes gens et la répression de ceux qui font
le mal. C’est pourquoi, conclut-il, il est nécessaire d’être soumis non
seulement par peur du glaive, mais par motif de conscience. Cette exigence
supplémentaire qui semble accentuer la soumission, fonctionne en fait comme une
ouverture… En effet si le pouvoir politique se détournait de sa mission, si au
lieu de réprimer le mal il l’encourageait, que devrait-on faire en
conscience ? Cette question n’est pas abordée par l’apôtre, mais elle
reste posée.
On connaît en tout cas une réponse
apostolique : il vaut mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Ac 4.19
Un autre texte, tiré de la 1ère lettre à
Timothée (2.1-3), peut être considéré comme « conservateur ». Il
encourage les fidèles à la prière pour ceux qui sont en position d’autorité
cette exhortation est ainsi justifié : « afin que nous menions une
vie paisible ». Il est incontestable que la paix romaine a profité à l’évangélisation
et l’apôtre Paul s’est inscrit sans état d’âme, semble-t-il, dans ce monde là,
allant jusqu’à en appeler à César pour que justice lui soit rendue, à lui
citoyen romain… cf. Ac 25.12. Du point de vue politique manifestement l’apôtre
n’a pas de projet révolutionnaire…
Ajoutons à ce conservatisme politique, un
conservatisme social qui a souvent été relevé. Je ne mentionne ici que sa
position concernant l’esclavage. C’est évident l’apôtre Paul ne remet pas en
question les grandes fractures sociales de l’époque. À Corinthe puisque nous
allons citer une lettre adressée à la communauté de cette ville, la société est
très inégalitaire et les esclaves ne sont pas quelques uns, mais le tiers de la
population, ils font partie du paysage social et personne ne songe à en appeler
à des droits de l’homme encore à inventer. Dans cette lettre l’apôtre conseille
ainsi : « Que chacun demeure dans la condition où il était lorsqu’il
a été appelé. Tu étais esclave quand tu as été appelé ? Ne t’en soucie
pas ; même si tu peux devenir libre, mets plutôt à profit ta condition. En
effet l’esclave qui a été appelé, dans le Seigneur est un affranchi du
Seigneur ; de même l’homme libre, qui a été appelé est un esclave du
Christ… » 1 Co 7.21-24.
Apparemment difficile d’être plus
conservateur. Mais sur quoi son argumentation repose-t-elle ?
D’abord sur la relativisation des notions
d’esclavage et de liberté… on conviendra quand même qu’il vaut mieux être
esclave du Christ que d’un maître humain, aussi bon soit-il !
Ensuite sur une conviction formulée plus
loin : « le temps est court ». Ce qui signifie que dans le bref
laps de temps restant avant le retour du Christ tout est relativisé ; il
conseille donc de vivre « comme si… », usant de ce monde comme n’en
usant pas réellement, car ce monde passe… (1Co 7.21). Pour l’apôtre il n’y a
qu’une urgence : se mobiliser pour le service du Seigneur Jésus-Christ.
L’Évangile de Paul n’est décidément pas un
message d’émancipation politique ou sociale, mais bien de libération. Il sait
que la condition d’homme libre est préférable à celle d’esclave, mais il
souligne que la liberté de l’affranchi reste une liberté serve tant que l’homme
n’est pas libéré de son asservissement au péché qui pervertit sa liberté (Rm
7.7). C’est la libération de la puissance du péché, libération acquise
« en Christ », qui crée une véritable liberté au cœur de toute
condition humaine et qui donc bouleverse les relations humaines et fait
inévitablement bouger l’ordre social.
On peut donner comme exemple de cette
transformation la lettre que l’apôtre écrit à Philémon. Onésime l’esclave de
Philémon s’était enfui de chez son maître, or il est devenu chrétien auprès de
Paul alors que celui-ci est prisonnier, ce qui ajoute à la force de la
démonstration. Il le renvoie à son maître mais avec ce mot à Philémon :
« tu le retrouves pour toujours, non plus comme esclave mais… comme un
frère bien-aimé. » C’est la libération spirituelle qui produira
l’émancipation sociale. Mais l’histoire ne dit pas si le frère Onésime a été
affranchi…
2. Après ce portrait de Paul en conservateur,
sur quoi peut bien se fonder un portrait de Paul révolutionnaire ?
Vous l’avez déjà perçu, si révolution il y a,
elle ne peut qu’être intérieure ; elle va se dire avec le mot conversion.
Saul devenu Paul apparaît comme une sorte de paradigme ; en raison de sa
rencontre avec le Christ sur le chemin de Damas, lui, observateur intransigeant
de la Thora et persécuteurs des chrétiens devient l’apôtre des nations !
Ce qu’il écrit aux Philippiens montre bien la profondeur de la
transformation ; en effet après avoir rappelé tous ses titres de gloire
« selon la chair » : circoncis le huitième jour, de la lignée
d’Israël, Hébreu, né d’Hébreux, quant à la loi pharisien, etc. il conclut :
« mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à
cause du Christ… » Ph 3.4-8.
La conversion de Paul pose ainsi une question
importante qui n’est pas hors sujet : que faire de la loi et de l’héritage
juif ? Est-il passé simplement par perte et profit ?
Dans sa deuxième lettre aux Corinthiens il
donne un début de réponse quand il écrit : « Dieu nous a rendu
capables d’être ministre d’une alliance nouvelle, non pas de la lettre, mais de
l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit fait vivre… Or le Seigneur
c’est l’Esprit ; et là où est l’Esprit du Seigneur là est la
liberté » 2 Co 3.17-18.
La révolution pour l’apôtre c’est bien la
rencontre avec le Christ ; une rencontre qui n’est pas une expérience
éphémère mais une communion. C’est à partir du « en Christ » que Paul
comprend tout dorénavant, l’avenir comme le passé.
L’avenir. Quelques mots tirés de sa lettre aux
Galates montrent bien les conséquences qu’il tire de ce lien essentiel avec le
Christ, non seulement pour lui mais pour tout chrétien. « Vous tous qui
avez reçus le baptême du Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni
Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus ni homme
ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » Il y aurait
beaucoup à dire sur cette déclaration qui prend le contrepied d’une prière
juive, mais nous voyons comment fonctionne l’enracinement en Christ pour
l’apôtre : il détermine toutes les relations. Il ne s’agit pas d’une
conception égalitariste qui abolirait les distinctions, mais d’une
réhabilitation de chacun en Christ. L’application sociopolitique ne sera donc
pas un pseudo égalitarisme, mais le droit de chacun à être respecté et
accueilli qu’elle que soit sa condition. Indéniablement cette révolution intérieure
a fait du chemin.
Le passé. Qu’advient-il du passé, comme
l’apôtre gère-t-il son héritage ? En quoi l’alliance en Christ est-elle
nouvelle ? Cette nouveauté a été vue comme radicale et l’apôtre Paul est
devenu le prototype de l’homme nouveau et universel. C’est ainsi que l’on peut
écrire ceci au 21e siècle « la pensée paulinienne imprègne toute notre
conception de la politique ; elle en organise, le plus souvent à notre
insu les principales articulations » ; « nous envisageons
toujours le changement comme une rupture brutale par rapport à une époque
considérée comme dépassée défaillante et dont la seule dignité consisterait à
avoir esquissé notre glorieux présent ».
Il est probable que l’apôtre aurait du mal à
se reconnaître dans ces disciples. En premier lieu parce que pour le lecteur
attentif de ses lettres, il est évident que Paul a constamment cherché à fonder
sa théologie en lien avec son héritage juif. Il ne dénigre pas, il interprète,
on peut contester son interprétation de l’histoire, on ne peut remettre en
cause son intention. L’inauguration des temps nouveaux ne passe par le
discrédit du passé, au contraire, ce qui est nouveau est compris à la lumière
de la promesse, dans la continuité d’une histoire lue depuis Abraham. Discuter
cette vision nous conduirait trop loin, mais il est indispensable de rappeler
l’effort constant de l’apôtre cherchant à comprendre comment la révélation
qu’il reçoit s’inscrit dans l’histoire. J’en donne deux exemples.
Quand il énonce le principe de la
justification par la foi dans sa lettre aux Romains il prend soin de dire que
cette justice de Dieu est attestée par la loi et les prophètes , et il montre
qu’Abraham, lui aussi, a été justifié par la foi !
Dans la même lettre il tente d’expliquer le
rejet de son Évangile par ses beaucoup de ses frères israélites, ce qui lui
cause une grande douleur et lui pose une question poignante. Il reprend donc
l’histoire d’Israël non pas pour le rejeter mais pour proposer la perspective
d’une intégration finale qui met en demeure les non-juifs de ne pas faire les
fiers . Décidément Paul ne fait pas table rase du passé, c’est au point qu’on
pourra lui reprocher de le récupérer !
3.
Paul a choisi la faiblesse
Si la politique a quelque chose à faire avec
le pouvoir, nous devons être attentifs au fait que l’apôtre a fait le choix de
la faiblesse, de la non-puissance. Il n’a voulu connaître que le Christ
crucifié, écrit-il aux Corinthiens, en d’autres mots, il a voulu emprunter le
même chemin que son maître, celui du service et non de la domination. Il en
fait la preuve dans ses relations avec les Églises, s’il faut faire le fier
écrit-il, c’est de ma faiblesse que je ferai ma fierté . En cela il n’est pas
plus politique que Jésus disant à ses disciples « Les chefs des nations dominent
sur elles en Seigneur, les grands leur font sentir leur autorité. Il n’en sera
pas de même parmi vous. Au contraire quiconque veut devenir grand parmi vous
sera votre serviteur … »
La révolution intérieure qui a transformé
l’être au monde de Paul le conduit dans un engagement constamment tempéré par
la conviction que c’est Dieu qui agit. En voici quelques preuves :
« Moi j’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui faisait
croitre » (1Co 3.5). La parole qu’il reçoit de Dieu après sa triple prière
de demande de guérison : « ma grâce te suffit, car ma puissance
s’accomplit dans la faiblesse » est tout un programme de vie (2 Co 12.9).
La conviction qui avait en partie expliquée
son peu d’intérêt pour l’amélioration de la condition sociale de ses frères, conviction
que la fin de monde était proche permet aussi de comprendre que pour lui la
véritable justice ne peut venir que de Dieu et ne sera véritablement installée
que lorsque le Christ établira son royaume.
Que conclure pour notre propre conduite
aujourd’hui ?
Avec toute la prudence que demande la distance
culturelle, mais usant de la liberté de parole « parrèsia » que
revendiquait l’apôtre, je dirai que Paul ne pouvait envisager de rôle politique
pour les communautés chrétiennes du 1er siècle, leur importance était
dérisoire. Mais rien dans ses lettres ne laisse percevoir un programme de cet
ordre. C’est à noter comme contre-modèle dans une société où le culte de
l’empereur tendait à devenir un devoir citoyen ! Il n’envisage
certainement pas d’installer un royaume humain avec le culte obligatoire du
Christ.
Dire cela n’implique pas que les chrétiens
soient destinés à vivre hors du monde . En revanche cela spécifie l’origine de
leur engagement, il est intérieur, lié à leur relation avec le Christ et donc
marqué par une liberté (chrétienne) inaliénable. Cela n’implique pas non plus
que les Églises soient condamnées au repli dans le domaine spirituel. Cela n’a
pour conséquence que la préservation de la liberté d’une communauté qui ne sert
qu’un seul maître. Sa force n’est pas dans les alliances et la puissance des
hommes mais dans une humble parole crédibilisée par le comportement. Il s’agira
de servir le prochain au nom du Christ, animé par son agapé.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 31 MARS 2009
[1]
Politeuesthai
a un sens politique précis, car cette expression est adaptée d’une formule
stéréotypée : celle des privilèges octroyés par les souverains antiques aux
communautés religieuses et en particulier aux Juifs, qui déterminaient la marge
de liberté religieuse laissée par un État pluraliste dans une politique
d’intégration civique (voir la lettre royale citée dans 2 Mc 11, 25 : «
qu’ils puissent vivre en citoyens selon leurs normes de vie
ancestrales »). S’adressant, comme Paul, à des Romains et à des Grecs,
Flavius Josèphe lui donne toujours un sens politique, qu’il s’agisse de
l’ « entrée dans la vie publique », de la « conduite des
affaires » ou
de la participation à des Conseils représentatifs. D’ailleurs, dans une formule
parallèle, pour inviter à « une conduite digne de Dieu » (1Th 2, 10),
Paul utilise à son habitude le verbe peripatein
et la métaphore de la marche.
[2] Politique 1253 a 7.
[3]
Traduction littérale.
Le sens de politeuma est différent de celui de polis, « cité », et aussi de celui de politeia, « citoyenneté »,
« gouvernement ». Cette désignation s’applique à des communautés,
ethniques ou militaires, qui se sont organisées sur le modèle de la cité, comme
l’ont fait certaines communautés juives en Cyrénaïque et en Égypte (sens
confirmé par les études papyrologiques les plus récentes). Cela implique des
avantages institutionnels, le terme pouvant aussi s’entendre des « droits
civiques », en particulier dans la langue officielle en Macédoine. Pour la
plupart des commentateurs, Paul fait un jeu de mot sur la double appartenance
des chrétiens de Philippes à une colonie romaine et à une communauté
eschatologique de croyants.
[4]
L’acceptation du
« tribut » (phoros, terme
technique) à payer à l’Empire (Rm 13,
6-7), en plus des « taxes » locales (télè) à payer à la cité, renvoie explicitement à la question
de la domination étrangère, le tribut étant la redevance recognitive d’une
soumission.
[5]
Épître à
Diognète 5,
1-4 et 9 (Les chrétiens « passent leur vie sur la terre, mais sont
citoyens au ciel », à rapprocher évidemment de Ph 3, 20). L’auteur
s’inspire souvent et directement de Paul. Le chapitre 6 développe le thème des
chrétiens « âme du monde ».
[6] On relèvera, en particulier,
les expressions techniques utilisées de façon plus ou moins métaphoriques dans
Ph 1, 11 et 4, 15 et en Phlm 17-19.
[7] Aristote, Politique III, 9, 1280b- 1281a.
[8]
1 Co 1, 10-11, Ph 1,
15-16 et 2, 2 utilisent le lexique du sectarisme traditionnel dans la pensée
politique grecque, celui de la
« discorde » (eris), de la
« rivalité » et de l’ « envie », qui sont à l’origine
de la stasis, la « lutte de
factions ». À partir de Clément de Rome (6, 1), les Pères reprennent et développent la même analyse.
[9] Cette conception « charitable » de l’éthique politique, qui privilégie l’action sociale sur le service public, est d’ailleurs déjà en germe dans la cité antique à partir du Ier siècle avant notre ère.
[10] Pirkè Avot 3, 2 : « Rabbi Chanina, chef du collège des prêtres, disait : « Priez pour le bien des autorités. Si vous cessez de les craindre, vous allez vous entredévorer ». Rabbi Chanina serait de peu le cadet de Paul.
[11]
Déjà souligné à
Alexandrie au début de la domination romaine par l’auteur du livre de la
Sagesse (Sg 6, 2-4), une génération avant Paul.
[12] Philon d’Alexandrie, L’ambassade à Gaius 8.
[13] Ce qui se réalisera
effectivement (pour les hommes libres au moins) en 212 avec la Constitution de
Caracalla.
[14] Hérodote 8, 144.
[15]
Le concept de
« judaïsme » s’élabore au
IIe siècle avant notre ère (2 Mc 2, 21), dans un contexte de persécution et
donc de remise en cause de l’hellénisme comme modèle culturel à prétention
universelle.
[16] Témoignage de Philon
d’Alexandrie, De
virtutibus
124 ; voir aussi Quod omnis probus 148-150.