Brève n° 202
Article de Claude Duneton dans le Figaro du
26 février 2009
Platon,
ce grand fou, s'occupait passionnément de la chose publique - res publica.
Dans son étude des modes de gouvernement, il distinguait la timocratie, belle
chose d'après timè, « marque d'honneur » et kratos, le « pouvoir ». Cette
timocratie est le «nom du régime où commandent ceux qui cherchent avant tout
les honneurs», explique Jacqueline de Romilly, de l'Académie française,
l'auteur d'un excellent Petites Leçons sur le grec ancien (Stock) . Mais
n'est-ce pas ce que nous vivons dans notre monde moderne, la timocratie ?
Connaît-on un personnage en vue qui rechigne à se montrer à la télévision pour
haranguer de virtuelles foules ? Il faut adopter d'urgence ce mot
grec ! J'attendrai cette réplique dans un débat : «Monsieur le
ministre, vous êtes un timocrate !» Et pan !
Plus
fort encore ! Platon avait subodoré la venue de la « société du
spectacle » plus de deux mille ans avant Guy Debord. Il l'appelait la « théâtrocratie »
: le pouvoir par la scène. Cela correspondait «à ce stade d'évolution de la
démocratie où tout le monde se croit compétent sur tout sans avoir rien appris,
au théâtre d'abord, dans les autres domaines ensuite», dit Mme de Romilly
qui connaît La République comme sa poche. Quelle rencontre
insensée ! À moins… C'est le plus vraisemblable : à moins que
Guy Debord ait lu attentivement Platon, et que sa « société du spectacle » soit
en réalité la simple mais heureuse traduction de la théâtrocratie - un régime
où « chacun a acquis une assurance qui se transforme bientôt en impudence,
refuse toute autorité, et, finalement, cherche à désobéir aux lois ».
N'est-ce pas tout nous ? Après tout, la puissance des médias réduit un
État moderne aux dimensions de la ville d'Athènes au IVe siècle avant
Jésus-Christ. Il se crée un rapetissement : chacun voit chacun, et bavarde
avec tous plus efficacement encore que dans l'agora, où il fallait tout de même
faire l'effort de se rendre. En théâtrocratie, le spectacle vient à vous,
avec le son ; il vous déniche dans le moindre recoin de vos maisons bien
closes. Nous appelons l'ensemble « démocratie », certes, où le
peuple, démos, détient le pouvoir. Mais ces notions ne s'excluent pas entre
elles ; elles fonctionnent par étages comme la purée parmentier : au
fond les démocrates, bien étalés, au-dessus une couche de timocrates
avantageux, puis une pellicule de théâtrocrates bien rissolés.
Sans
doute Platon n'aurait-il pas songé à ce que serait une paidocratie - de paidos,
« enfant, jeune garçon » -, autrement dit « les enfants au pouvoir »… Et
pourtant c'est l'une des caractéristiques de nos démocraties avancées que les
paidos font la loi. Ils règnent à l'école, dans les rues de certains quartiers,
dans l'habillement, dans la langue aussi : la « paidoglossie »
fait merveille - elle force des fronts chenus à se courber afin de capter son
chant… Bels et bons sont aussi les dérivés de philein, « aimer », et son
contraire misein, « détester ». Aristophane avait créé le philodémos,
l'« ami du peuple», et le misodémos, l'« ennemi du peuple » ;
nous pouvons jouer avec ces racines comme avec des Lego.
Mais
pourquoi n'enseigne-t-on plus le grec aux enfants des collèges ? Parce
qu'il faut leur laisser du temps pour les jeux de console, les obnubilants
vautours ? Veut-on en faire des adorateurs de TF1, ou Antenne 2 ? De
toute une série de chaînes numérotées, commandées par une ploutocratie de
l'image innervante ? Il serait pourtant urgent, pour la santé mentale des
générations à venir qui n'auront plus de pétrole à quoi s'abreuver, de posséder
des aliments concrets de leur intellect afin de ne pas sombrer dans la folie
que créent à la longue les images crottées d'une caverne à double étage - cette
caverne mythique où se meuvent des représentations fausses qui bercent la crédulité
des hommes, éternels paides.
Eh !
que n'ai-je étudié moi-même, au temps de ma jeunesse, le grec ? Au lieu de
me farcir de mathématiques qui jamais n'ont porté de fruits dans mon existence.
Au lieu de m'éduquer des racines de nos savoirs, je me suis gavé d'identités
remarquables qui ne sont remarquées que le temps des premiers coups de rasoir
sur le duvet des lèvres… Ah ! que n'ai-je planché sur cette langue mère, à
me fortifier d'Homère ? Moi qui ne vais jamais nulle part, j'irais aujourd'hui
passer mes étés sur une île de la mer Egée, respirer les helléniques vents… J'y
croiserais Mme de Romilly sur les plages, en Bikini vert à liserés d'or…
Un
rêve passe.
DATE DE
PUBLICATION EN LIGNE : 31
MARS 2009