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Brève n° 206

 

Méditerranée plurielle et langues anciennes

 

Entretien conduit par Bady Ben Naceur pour La Presse du 14 mars 2009 et sous-titré « Patrick Voisin et la métaphore de Carthage »

 

Patrick Voisin était dans nos murs, la semaine dernière, pour une série de conférences et de rencontres autour de la Méditerranée plurielle et des langues anciennes.

Agrégé de grammaire, il est professeur de chaire supérieure au lycée Louis Barthou à Pau, où il enseigne la littérature française en Khâgne et les lettres latines en hypokhâgne. Outre ses nombreuses compétences (membre des jurys d’agrégation et du bureau de l’Association des professeurs de langues anciennes), il dirige le département de celles-ci à la revue Cause commune, et il a participé à l’ouvrage collectif Les pays et lieux mythiques. Parmi les nombreux écrits consacrés aux langues anciennes et à l’Afrique antique, on lui doit «Il faut reconstruire Carthage/Méditerranée plurielle et langues anciennes» (Ed. L’Harmattan 2007) ouvrage qu’il est venu justement présenter à Tunis.

Pour Patrick Voisin, il est urgent de proposer «une ‘‘refondation’’ de la pédagogie des langues anciennes dans une perspective à la fois anthropologique et linguistique qui puise son dynamisme dans la diversité des cultures qui constituent la Méditerranée plurielle notamment dans l’Afrique antique», à propos de ce livre que les descendants de la Carthage punique et romaine apprécient beaucoup aujourd’hui.

Ce Voisin méditerranéen de la rive nord possède assurément un patronyme qui le prédestine à régler cette myopie des dirigeants politiques qui se sont arrêtés à l’injuriante citation de Caton: «Il faut détruire Carthage».

Entretien que voici.

 

Patrick Voisin, parlez-nous de votre démarche en tant que linguiste et pédagogue.

Je suis professeur de langues anciennes, c’est-à-dire de langues et cultures de l’Antiquité, le latin et le grec. La tradition veut qu’on les appelle les lettres classiques. Après une trentaine d’années d’enseignement de ces langues, je me suis aperçu que tout cet héritage n’était perçu que comme des lettres mortes, c’est-à-dire qu’il n’avait pour but que de les perpétuer, sans aucun lien, aucune correspondance avec les humanités modernes. Je me suis donc battu pour démontrer le contraire et dire que le patrimoine méditerranéen antique n’est pas seulement celui de la Grèce et de Rome mais de l’Afrique. Un patrimoine étonnamment vivant et qu’il faut perpétuer.

 

Dans quelle perspective avez-vous écrit Il faut reconstruire Carthage ?

Dans ce livre, l’idée essentielle a été de démontrer que les langues anciennes vont bien au-delà. C’est un retour aux humanités et il y a eu de ce fait des métissages culturels, religieux, linguistiques, dans tous les domaines.

Ce bouquin, je l’ai écrit par rapport à notre société française et aux liens que nous tissons avec les pays du Maghreb, dans le domaine de l’immigration. C’est donc la Méditerranée orientale qui a surtout retenu mon attention. Et parmi toutes ces langues orientales, c’est le lybique qui est le vieux fond berbère et puis le punique, langue encore plus vieille que le latin et le grec.

Il faut donc croiser autant que se peut ces langues, de la même manière que nous le faisons à travers les manuels de latin et de grec, en France.

 

Est-ce vraiment possible?

En tous les cas c’est mon souhait. Il faudrait essayer de réaliser un manuel de toutes ces langues anciennes. Avoir de nouvelles pages qui puissent démontrer aussi comment les langues africaines ont influencé, à leur tour, le latin et le grec. C’est la démonstration que je fais dans ce livre grâce à l’apport de certains historiens et linguistes de la rive sud.

Le dialogue des cultures passe donc par une meilleure connaissance de ces langues… C’est exact, car il faut savoir que jusqu’à présent, en France, l’enseignement des langues anciennes est devenu une routine. Autrement dit, apprendre des conjugaisons, des déclinaisons, traduire sans savoir pourquoi on le fait ou, tout simplement pour faire fonctionner le cerveau. Or, pour moi, ces langues anciennes ont une vertu anthropologique et linguistique à la fois car celle-ci puise son dynamisme dans la diversité des cultures. Cultures qui constituent la Méditerranée plurielle, notamment dans l’Afrique antique, ainsi que dans la pratique croisée de toutes les langues de l’Antiquité, afin de construire une civilisation euroméditerranéenne.

 

Concrètement, qu’avez-vous fait pour concrétiser cette nouvelle approche ?

Avec le ministère de l’Education nationale, depuis deux ans, nous avons constitué un petit groupe et nous nous sommes attelés à transformer l’enseignement des langues anciennes que nous avons baptisées depuis «langues et cultures de l’antiquité.

 

C’est quelque chose d’innovant !

Oui, et j’insiste pour dire que dans notre idée, les langues et les cultures ici ne sont pas du tout séparées, comme c’en est la pratique en France où l’on enseigne, séparément donc, la culture et la langue. Durant le cours de langue, jusque-là, les élèves traduisent puis, dans celui de la culture, ils abordent les thèmes de civilisations sans s’appuyer sur la langue. Je développe l’idée que la culture n’est pas en dehors, mais dans la langue elle-même.

 

Retour à Carthage que vous cherchez, à travers votre livre, à «reconstruire». C’est à la fois le support de votre recherche innovante, mais aussi une métaphore linguistiquement et culturellement parlant.

En écrivant ce livre, je m’étais posé la question suivante : «Est-ce que tu fais dans les langues anciennes à cause de la Méditerranée, ou est-ce que tu parles de la Méditerranée à cause des langues anciennes ?» La plupart des enseignants de ces langues, en France, se sentent obligés de parler de la Grèce, de Rome et puis de l’Afrique. Pour ma part, j’ai renversé le raisonnement: on doit construire une civilisation pour échapper à l’intégrisme et celle-ci ne peut l’être que dans le pourtour de la Méditerranée.

La Méditerranée c’est le lieu le plus riche du monde, celui où l’idéalisation peut se matérialiser sur le mode culturel et pas uniquement économique ou politique.

Il s’agit de construire une Méditerranée plurielle et donc ouverte.

A partir de là, je m’étais dit : dans les langues anciennes, on parle toujours de Rome et d’Athènes et jamais de Carthage. J’ai donc repris la formule de Caton en l’inversant : Il faut reconstruire Carthage, et, bien sûr, d’une manière métaphorique, l’été dernier, à Perpignan, j’ai donné une conférence sur Carthage et en évoquant Kart hadasht, je pensais aux feuilles de briks.

Puis, j’ai pensé à la notion de «feuilletés» à propos de la civilisation carthaginoise et de ses strates.

J’ai expliqué à mon auditoire que si, comme dans les mosaïques, Rome et Athènes avaient leur emblème (emblema) figure centrale et qu’ils tenaient le haut du pavé dans cette Méditerranée, il en était tout autrement à propos de Carthage qui est plutôt un symbole (symbolum), un signe de reconnaissance. Rome et Athènes fonctionnent comme des autochtonies; Rome et Athènes territorialisent; Rome et Athènes dressent les uns contre les autres. Mais dans notre enseignement actuel, les latinistes n’aiment pas les hellénistes et vice-versa. C’est absurde. L’idéal pour moi, c’est d’être toujours au centre de cette belle Méditerranée et de voir les cultures brassées comme les flots cohabiter, se mélanger harmonieusement, s’épouser, se définir ensemble.

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 31 MARS 2009

 

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