Brève n° 209
Quand l’helléniste se fait
ethnologue
Compte rendu par Sébastien Dalmon (en date du 17 mars 2009 ) de Marcel
Detienne, Les
Grecs et nous. Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Perrin,-« Tempus », 2009, 8 €,
214 pages, ISBN
: 978-2-262-03005-6. Première publication en mai 2005 (Perrin). - L'auteur
du compte rendu, Sébastien Dalmon, actuellement conservateur à la Bibliothèque
Interuniversitaire Cujas à Paris, est engagé dans un travail de thèse en
histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.
Marcel
Detienne a fait quelque peu scandale dans les cénacles historiens en publiant
en 2000 Comparer l’incomparable (Le Seuil), où il chantait les louanges
d’une anthropologie ouverte sur le monde et intelligemment comparatiste face à
une corporation historienne prisonnière de ses origines nationales, voire
nationalistes. Malgré un ton parfois plus proche du pamphlet que de l’essai
documenté, il y esquissait des pistes de recherches fructueuses et novatrices.
Certaines sont reprises dans le présent
ouvrage, mais entre temps celui qui est devenu professeur à l’Université Johns
Hopkins aux États-Unis – après avoir été longtemps Directeur d’études à la
Section des Sciences Religieuses de l’École Pratique des Hautes Études – a
publié d’autres livres, dirigé d’autres ouvrages collectifs (notamment le
stimulant Qui veut prendre la parole ?, Le Genre Humain, n° 40-41,
Le Seuil, 2003). Les Grecs et nous offrent ainsi une sorte de condensé
de ses recherches.
Dès l’introduction, l’auteur prend ses
distances par rapport au sens commun qui se plaît à penser que notre histoire
commence par les Grecs. Ces derniers représentent un enjeu réel dans l’histoire
de l’Occident, car de nombreux esprits – notamment Jacqueline de Romilly – se
sont plu à montrer que les Grecs ont eu les premiers le goût de l’universel,
qu’ils ont inventé la liberté, la philosophie et la démocratie – donc qu’ils
sont à l’origine de l’esprit même de notre civilisation occidentale. Nous avons
ainsi le sentiment d’une grande familiarité avec les Grecs, car ils ont parlé
et écrit avec des mots et des catégories que nous n’avons cessé d’employer.
Mais cette proximité est peut-être trompeuse. Marcel Detienne rappelle que les
fondateurs de l’anthropologie, contrairement aux historiens et aux hellénistes,
ne séparaient pas la Grèce ancienne des cultures dites « primitives » ou « sans
civilisation ». Dès lors, l’auteur propose de se livrer à une « anthropologie
comparée de la Grèce ancienne », qui est une autre manière de découvrir les
Grecs par rapport à celle des classiques humanités ; les Grecs sont « non
seulement mis à distance mais entraînés vers des navigations lointaines, sans
autre raison, d’abord, que le plaisir de découvrir des pensées neuves sur de
vieilles questions comme la mythologie, la démocratie ou la vérité par
exemple ! Ce livre invite à faire entrer les sociétés anciennes dans le
champ d’un comparatisme volontairement expérimental, à l’échelle d’un monde qui
reconnaît de mieux en mieux la variabilité culturelle et en tire bénéfice ».
Après cette « ouverture » programmatique, le
premier chapitre invite à faire de l’anthropologie avec les Grecs. Il
revient sur l’histoire de la discipline anthropologique et de la comparaison,
développée dès le XVIe siècle quand des écrivains comme Henri de la Popelinière
et Jean Bodin ont comparé les mœurs et coutumes des Anciens avec celles du
Nouveau Monde. Entre 1860 et 1880, l’anthropologie (avec, par exemple, Tylor ou
Frazer) choisit de mettre en perspective pour les interroger aussi bien les
civilisations « primitives » de tous les continents que les sociétés
anciennes, le passé médiéval européen et une part des mœurs et coutumes
contemporaines. En parallèle, la discipline historique s’inscrit dans un champ
complètement différent, puisqu’elle privilégie le champ national, que ce soit
en France, en Allemagne ou en Angleterre. Elle affirme dès lors son caractère
exclusif et incomparable. Classer les Grecs d’Homère et de Platon, ces
vénérables ancêtres de la civilisation européenne, parmi les « peuples non
civilisés » comme le font les anthropologues devient vite scandaleux pour ne
pas dire impensable. Ce n’est que dans les années 1970, avec les travaux des
hellénistes Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Marcel Detienne
lui-même, qui intègrent l’approche structurale développée par l’ethnologue
Claude Lévi-Strauss dans l’analyse des mythes, que l’approche anthropologique
commence à gagner droit de cité, non sans critiques et réticences dans le monde
des études classiques.
Le deuxième chapitre s’intéresse justement à
cette question de la mythologie et de l’étude des mythes, que l’auteur avait
déjà amplement développée dans L’Invention de la mythologie (Gallimard,
1981, éd. revue, 1987). Rien ne nous semble plus grec que la mythologie, car
une longue tradition culturelle et figurative nous donne l’impression d’une
familiarité avec ces «histoires grecques».Une première réflexion sur la nature
des mythes et de leur signification dans l’histoire de l’humanité se déploie
autour de la «fable» entre Grecs et « Amériquains » avec Fontenelle et Lafitau,
au cours du XVIIIe siècle. Aujourd’hui comme hier, les débats sur la « pensée
sauvage » ou une « pensée mythique » sont inséparables du statut de la
mythologie reconnue aux anciens Grecs.
Des mythes, l’intérêt de la recherche de
Marcel Detienne se déplace, dans le chapitre suivant, vers leur transcription.
Les Grecs de l’Antiquité semblent offrir dans leur culture un état de
civilisation à mi-chemin entre des formes d’oralité et des pratiques déjà
diversifiées de l’écrit. Une recherche très active s’est investie dans la
comparaison des différents types de poésie orale et de pratiques d’oralité,
mais aussi sur les différences de transcription des mythologies entre le Japon,
les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, le modeste royaume antique d’Israël ou les
pontifes de Rome rédacteurs des annales. Cette étude, dirigée par l’auteur dans
un ouvrage collectif (Transcrire les mythologies, Albin Michel, 1994)
permet de comparer différents régimes d’historicité.
Le quatrième chapitre opère un retour sur un
des premiers ouvrages majeurs de Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité dans
la Grèce archaïque (Maspéro, 1967 ; rééd. Pocket-Agora, 1994). Les
approches comparatives permettent de nuancer les analyses anciennes et
d’étudier les lieux et les noms de la «vérité» (qui se dit alétheia en
grec), aussi bien en philosophie que dans les différentes formes de savoir,
l’intérêt pour le thème de la « parole » véridique concernant évidemment le
domaine politique.
C’est justement ce domaine du politique (un
mot grec, encore, comme pour la mythologie !) qui est au centre des deux
derniers chapitres. Tout d’abord la thématique de l’autochtonie, qui conduit
directement vers les manières de « faire du territoire », dont l’une, bien
connue de nos contemporains (et surtout des historiens contemporanéistes),
s’appelle l’« identité nationale ». On retrouve ici les thématiques du bref
essai Comment être autochtone (Le Seuil, 2003), qui permettait de
comparer l’Athènes d’Erichthonios, la Thèbes d’Œdipe et la France de Maurice
Barrès et de Fernand Braudel. Marcel Detienne y rajoute les exemples des
Aborigènes d’Australie ou des Padans de la Ligue du Nord (qui se présentent
comme de «purs Celtes» face à la capitale italienne héritière d’un antique
Empire honni).
Le dernier chapitre présente des «comparables
sur les balcons du politique» en résumant les différentes contributions de
l’ouvrage collectif Qui veut prendre la parole ? (Le Seuil, 2003).
C’est une opinion fort répandue en Europe et en Amérique du Nord que la
démocratie est tombée du ciel en Grèce, sur l’Athènes de Périclès, et a inspiré
bien plus tard les révolutionnaires du XVIIIe siècle formés aux études
classiques. Mais c’est oublier d’autres pratiques d’assemblée qui sont peu
redevables aux lumières de l’Acropole, que ce soit chez les Cosaques d’Ukraine
du XVe au XVIIe siècle, chez les Ochollo d’Ethiopie du Sud, dans les communes
italiennes du Moyen-Âge, les monastères bouddhistes du Japon médiéval, chez les
chanoines séculiers ou encore les Sénoufo de Côte d’Ivoire.
En mettant ainsi l’accent sur la distance qui
nous sépare des anciens Grecs, en gardant le cap sur la variété des cultures,
Marcel Detienne et les tenants de l’anthropologie comparée – aimantée par les
dissonances – veulent faire voir la misère des corporatismes, rangés dans les
bocaux de disciplines incomparables et jalouses de leur objet. Il s’agit donc
de prôner une interdisciplinarité qui soit des plus fructueuses et permette de
réconcilier enfin historiens et anthropologues.
DATE DE
PUBLICATION EN LIGNE : 1re
AVRIL 2009