Brève n° 233
Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes
Compte
rendu par Matthieu Gallou dans Arob@se (vol.2, n. 2, 1998) de Sextus
Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, introduction, traduction et
commentaires par Pierre Pellegrin, Seuil, « Points », 574 p., ISBN:
2-02-026298-3.
Sceptique,
scepticisme, comme épicurien, cynique ou machiavélique sont des mots d'un usage
courant qui font aujourd'hui signe vers une réalité autre que celle qui
prévalut à leur apparition: on dit d'une attitude ou d'un tempérament qu'ils
sont "sceptiques" quand ceux qui les manifestent sont pris à douter
de tout, à dénier à l'homme la possibilité d'accéder à quelque connaissance que
ce soit. Or, comme toute appropriation vulgaire d'un terme propre à une discipline
savante, cette nouvelle et triomphante acception est à la fois vraie et fausse.
Il
est permis à chacun de s'en rendre compte par lui-même, sans croire sur parole
les dogmes des spécialistes, grâce à la récente parution des Hypotyposes
pyrrhoniennes, rebaptisées Esquisses à cette occasion, en édition de poche,
bilingue qui plus est. Sextus Empiricus, à la différence de son maître Pyrrhon
-ce qui n'est pas sans rappeler mutatis mutandis le rapport de Platon à
Socrate- résolut un jour de consacrer un ouvrage à résumer les traits de
l'attitude sceptique la plus pure et la plus rigoureuse, celle du fondateur de
ce qui ne saurait être une école au sens habituel du mot (voir I, 8), à la
manière de l'Académie (néo-)platonicienne ou du Stoïcisme, mais une voie, un
chemin de pensée. À cet égard, la difficulté de la tâche n'a d'égale que la
finesse du propos: en effet, il est très difficile à un sceptique de parler
d'une attitude aussi scrupuleusement vouée à un usage méticuleux du langage,
car le propre du scepticisme, c'est bien la volonté aboutie de ne jamais se
payer de mots, ou de raisonnements vides de sens.
Ce
que dit Sextus le sceptique, c'est que ce qu'on dit n'a de rapport à la vérité
que tant que dure l'affect (pathos) qui provoque en nous cette idée. Et ainsi
le scepticisme se distingue-t-il de toute autre voie de la philosophie antique
aussi bien par la vénération qu'il manifeste à l'égard de la vérité que par le
refus de supposer une consistance objective à la continuité, ou à la
récurrence, de celle-ci. Le vrai est si précieux pour un sceptique comme Sextus
qu'il ne veut pour rien au monde le blasphémer en prodiguant des affirmations
sans fondement. De là vient la dureté des attaques à l'égard des
"dogmatiques" qui tiennent si peu en estime la vérité qu'ils croient
pouvoir l'enfermer dans des affirmations finalement bien douteuses. De là aussi
l'impression étrange que l'on retire de la lecture de l'ouvrage, comme si
chaque phrase écrite ne l'était qu'à remords, parce que le discours sceptique
affirme qu'en conscience, lui-même ne sait pas si un discours peut être vrai.
La
voie sceptique est ainsi d'abord une logique, et une logique négative, qui va
chercher dans tous les recoins du logos dogmatique, une régression à l'infini,
un cercle vicieux, ou une contradiction. Le soupçon porté contre les pouvoirs
du langage est ici porté à un point tel que toute la seconde moitié du premier
livre des Esquisses, qui en compte trois, est consacrée à l'étude et à
l'explicitation des expressions sceptiques, telles que "pas plus ceci que
cela", "je suspends mon jugement", "peut-être", et
aussi "toutes choses sont indéterminées", expression qu'il ne faut
pas prendre comme une affirmation, mais selon un mode différent de l'usage du
langage que les Esquisses s'attachent à mettre en valeur, en l'appliquant à
toutes les formes de la connaissance dont se targuent ses adversaires selon la
tripartition d'origine probablement stoïcienne[1] entre logique, éthique et
physique. La totalité de l'entreprise sceptique, telle qu'elle s'offre à un
lecteur, se présente ainsi comme l'essai d'un usage du langage qui ne soit pas
de lui-même dogmatique, qui ne tourne pas à vide. On n'est pas ici très loin,
dans le temps et dans le projet, de ce que tentera Plotin, confronté pour sa
part à la rude tâche de dire le caractère indicible de l'Un.
La
nouvelle édition des Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus nous offre
ainsi la chance d'un véritable retour aux sources d'une pensée plus fine et
plus fondamentale que la tradition philosophique ne voudra le faire croire.
Elle nous permet aussi de jeter des ponts entre la réalité du scepticisme
historique et ses échos historiques, jusque dans la façon dont Husserl réfute
au scepticisme dans ses Recherches Logiques comme logiquement inconséquent pour
mieux lui reprendre par la suite le concept d'epoche, sous la forme d'une
suspension du jugement qui, par-delà les anathèmes jetés contre le scepticisme
devenu lui-même doctrine, retrouve bel et bien l'intuition fondamentale de la
voie sceptique.
Pierre
Pellegrin, dans sa tentative de transposer dans notre langue les propos d'une
pensée en lutte constante avec la sienne propre, nous donne à tous un exemple
d'honnêteté philologique et philosophique. Certes, on pourra toujours discuter,
en bon sceptique, sur le choix d'un mot pour rendre tel ou tel terme grec
("impression" pour phantasia (passim) ou "vraisemblable"
pour eulogon, p.83 par exemple), mais on ne peut discuter que dans la mesure ou
l'éditeur nous donne à voir le texte grec lui-même, suivant ainsi une mode
éditoriale dont nous ne célébrerons jamais assez le récent surgissement. De
même, il est tout simplement providentiel qu'une édition d'un tel texte propose
à la fois des notes rigoureuses et fort utiles sur les choix faits dans
l'établissement du texte et un glossaire scrupuleux des expressions sceptiques
les plus représentatives (pp. 527-556). Bref, cet ouvrage, du reste peu
onéreux, mérite que s'y attarde aussi bien le spécialiste de philosophie
antique que l'honnête homme avide de s'enquérir d'un courant de pensée aussi
original que fécond.
Note
[1]
Bien sûr, cette reprise d'une habitude stoïcienne s'inscrit elle-même sur fond
de scepticisme: on peut la comparer à la tranquille soumission aux lois et
usages de la Cité (I, 11, par exemple) dont font preuve les sceptiques, dans
l'optique d'une "morale par provision" qui ne serait pas plus
"provisoire" que ne l'est au fond celle qu'énonce Descartes dans la
troisième partie du Discours de la Méthode.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 1er AVRIL 2009