Brève n° 237
L’affaire Gouguenheim : chronique d’un procès en sorcellerie
Gil Mihaely, « Le seuil
d’intolérance », billet du 29 mars 2009 sur le site causeur.fr
On
croit souvent que la chasse aux sorcières est une pratique du Moyen Âge. On se
trompe doublement. D’abord parce que ce sport était plutôt prisé du temps de
François Ier et de Louis XIV que de celui de Saint-Louis, et puis parce que
certains milieux, en France, aujourd’hui, s’y adonnent avec un enthousiasme et
une dextérité dignes des Puritains du XVIIe siècle. Depuis un an, une grande
partie de la communauté des historiens médiévistes est en train d’en faire la
démonstration à travers un cas qui mérite bien le titre d’”affaire Sylvain
Gouguenheim”. Selon ces universitaires, douter de l’apport essentiel de la
civilisation islamique à l’Europe chrétienne n’est pas une erreur à discuter et
éventuellement à corriger, mais une hérésie à combattre.
Médiéviste
et germaniste, Sylvain Gouguenheim enseigne à Normale Sup Lyon (ENS-LSH,
Lettres et Sciences humaines). Sa mission consiste essentiellement à préparer
des étudiants à l’agrégation. Dans l’affaire qui lui vaut d’être ostracisé par
l’institution et par l’ensemble de la communauté enseignante, le soutien de ses
élèves témoigne en faveur de ses compétences pédagogiques. Il les revendique
avec passion. Gouguenheim est d’abord un professeur.
Avant
“l’affaire”, il était un historien sans histoires. Son domaine de recherche, le
Moyen Âge allemand, plus précisément la pensée mystique en pays rhénan au XIIe
siècle ou les Chevaliers teutoniques, n’avait pas attiré l’attention des
censeurs. L’envie lui a pris de s’attaquer à un sujet à plus haute teneur
idéologique : le rôle des moines et des monastères d’Europe occidentale dans la
transmission du savoir grec à l’Occident. En s’autorisant un pas de côté par
rapport à la thèse communément répandue d’une transmission exclusivement opérée
par le monde islamique, Gouguenheim s’est, semble-t-il, mis au ban de la
communauté historienne. Faut-il un conclure que tout ce qui a trait à l’islam
relève d’une recherche pré-balisée ?
La
démarche de l’auteur n’a pourtant rien d’extraordinaire. L’historien israélien
Shlomo Sand, spécialiste en histoire intellectuelle des XIXe et XXe siècles, a
récemment publié un livre polémique, Comment le peuple juif fut inventé, où il
traite de questions et de périodes qui n’appartiennent pas à ses champs de
compétences académiques. Pourtant, cette contribution au débat sur le sionisme
et la légitimité de l’Etat d’Israël a été plutôt bien accueillie, et, en
France, l’ouvrage a même été couronné par le prix Aujourd’hui. On n’a pas
assisté à une levée de bouclier des professionnels de l’histoire biblique ou
hellénistique pour dénoncer les motivations et les compétences de l’auteur. Et
le débat a pu avoir lieu.
Gouguenheim
n’a pas eu cette chance. Son ouvrage aurait pu susciter une discussion sans
concession mais honnête. Ses détracteurs auraient déployé contre lui des
efforts d’argumentation. Ils ont préféré l’indignation et l’invective, en
contravention avec toutes les règles de la courtoisie académique et de
l’échange intellectuel. Quelques semaines après la publication aux éditions du
Seuil, de Aristote au mont Saint-Michel, Les racines grecques de l’Europe chrétienne,
en avril 2008, il découvrait que son intuition ne l’avait pas trompé : il avait
touché à un sujet sensible. Mis les pieds dans une zone dangereuse. Ce qu’il
n’avait pas prévu, c’est la violence de la tempête qui allait s’abattre sur
lui.
Dans
les premières semaines, la réception du livre semble pourtant encourageante.
Après tout, il a été accepté par le Seuil et publié dans la série prestigieuse
“L’Univers historique”. Très vite, l’ouvrage est traité dans deux articles
favorables et même élogieux : dans Le Monde sous la signature de Roger
Pol-Droit et quinze jours plus tard dans les colonnes du Figaro, sous
celle de Stéphane Boiron. Même après ces deux recensions, il suffirait que les
adversaires de Gouguenheim s’en tiennent à un silence glacé et on en resterait
là : le livre passerait des librairies aux oubliettes et les idées supposément
pernicieuses qu’il contient ne risqueraient pas de pervertir l’esprit public.
Mais pour la corporation des historiens – qui se montre mieux inspirée quand
elle combat pour la liberté de penser que quand elle la combat – le silence est
encore un châtiment trop doux. Un article dans Le Monde et un autre dans
Le Figaro ne valent-ils pas, pour le grand public, tous les honneurs
académiques ?
C’est
d’ailleurs dans Le Monde des Livres qu’est lancée la contre-attaque –
encore qu’il n’y a pas eu “attaque”. Télérama et Libération publient
à leur tour des textes de réfutation. À ce stade, on pourrait encore en rester
à un débat, vif, mais un débat tout de même, sur une thèse provocatrice
destinée au grand public. Ce genre de querelle d’historiens défraie la
chronique de temps à autre ; on s’empaille sur la comparaison entre nazisme et
stalinisme ou sur des questions telles que “les poilus, acteurs ou victimes ?”.
Sauf que cette fois-ci, les arguments ont vite laissé place aux invectives et
la saine polémique à une guerre sainte contre Gouguenheim. Il n’avait déjà pas
dû être très agréable à celui-ci de voir les ténors de sa discipline mettre sa
thèse en pièces. Loin de se contenter de ce bizutage public, certains décident
de s’en prendre personnellement à l’auteur. Pour son crime de mauvaise pensée,
une seule peine s’impose : la mort professionnelle. L’indignation – sincère
quoique disproportionnée - des uns se mêle à des arrière-pensées moins
avouables. Beaucoup, dans leur for intérieur, trouvaient intolérable qu’un
non-normalien fût admis à enseigner dans ce temple de l’excellence. D’autres
aimeraient bien pousser vers la sortie la directrice de collection qui a
accepté le livre. Bref, derrière les motivations les plus savantes et les plus
nobles, se joue aussi l’une de ces parties de billard à plusieurs bandes si
caractéristiques de notre République des lettres. L’ennui, pour Gouguenheim,
c’est qu’il joue le rôle de la boule.
Des
pressions sont exercées sur la direction de l’ENS afin de la pousser à se
désolidariser de son professeur. Celui-ci comprend vite qu’il ne peut pas
compter sur le soutien de ses supérieurs. L’affaire prend des allures de
lynchage. La quasi totalité des professeurs de la maison, y compris certains
qui n’ont pas lu une ligne de l’ouvrage, signent une pétition haineuse contre
Gouguenheim qui est presque totalement isolé. On revisite avec des airs
entendus ses précédents travaux : bizarre, non, cet intérêt pour les Chevaliers
teutoniques ? Son quotidien devient infernal. À l’exception de ses élèves, plus
personne ne lui adresse la parole.
Certes,
des spécialistes aussi reconnus que Rémi Brague, Christian Jambet, Dominique
Urvoy ou encore Gérard Troupeau, le défendent – sans pour autant valider
l’ensemble de sa thèse. Jacques Le Goff, médiéviste mondialement réputé, juge
le livre “intéressant mais discutable”. Mais pour la corporation, il n’est pas
question de discuter. Au mépris de toute déontologie, un colloque sur sa thèse
est organisé le 4 octobre 2008 avril à la Sorbonne. Pourquoi s’imposer l’ennui
d’un débat contradictoire quand on est convaincu de sa propre légitimité ? En
fait de discussion, c’est à une descente en flamme que se livrent tous les orateurs.
Les organisateurs de la réunion n’ont pas jugé utile d’inviter Gouguenheim, ni
même l’un de ses défenseurs. “Il ne s’agit pas d’instruire le procès d’un
auteur ni d’instaurer une police de l’intelligence”, proclament-ils. On
m’accordera que c’est mal imité. Dans un tribunal, l’accusé aurait au moins été
invité à s’expliquer. Le plus désolant est peut-être que Fayard s’apprête à
publier le compte-rendu de ce procès à charge dans une collection nommée
“Ouvertures” - ça ne s’invente pas.
Peut-être
les détracteurs de Gouguenheim ont-ils, en partie ou totalement raison quand à
la pertinence de sa thèse – je me garderai bien d’en juger. Leurs méthodes, qui
consistent à abattre un auteur au lieu de critiquer ses idées, n’en sont pas
moins injustes et indignes de la communauté universitaire. Il est ignoble
d’accuser Gouguenheim d’islamophobie et de faire de lui un promoteur du “choc
des civilisations”. C’est plutôt en prétendant soustraire non seulement l’islam
mais aussi l’histoire du monde islamique à la liberté de la critique et de la
recherche qu’on creusera un fossé entre les civilisations.
Les
auteurs de ces attaques portent une lourde responsabilité. L’affaire
Gouguenheim a en tout cas changé de registre, glissant de la controverse
académique au procès stalinien. La question n’est pas, n’est plus, le rôle de
tel ou tel moine obscur, les compétences linguistiques de Sylvain Gouguenheim
ou ses supposées erreurs et approximations. Ce n’est plus le contenu du débat
qui importe mais le débat lui-même, ses limites et ses règles et, en vérité, sa
possibilité même. Ce qui est en jeu, c’est la liberté de s’exprimer et même de
se tromper, sans craindre pour son honneur ou son avenir professionnel, sans
avoir à redouter d’être victime de harcèlement moral. En ce moment, c’est la
seule question qui vaille.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 2 AVRIL 2009