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Brève n° 242

 

La tragédie de Leconte de Lisle

 

Compte rendu par Jean Ristat de Leconte de Lisle ou la passion du beau par Christophe Carrère ainsi que des Poèmes barbares et Poèmes antiques, dans la rubrique « Lettres françaises », L’Humanité, 6 avril 2009

 

Il aura fallu la publication, le mois dernier, de la biographie de Leconte de Lisle par Christophe Carrère pour que me reviennent à la mémoire quelques vers, par exemple ceux-ci extraits du recueil Poèmes barbares : « Je ressusciterai les cités submergées, / Et celles dont le sable a couvert les monceaux. » Ou bien encore : « Et les grands ours, blanchis par les neiges antiques, / Çà et là, balançant leurs cous épileptiques, / Ivres et monstrueux, bavant de volupté. » Faut-il l’avouer, j’avais gardé de mes années d’apprentissage une image peu sympathique du fondateur de l’école parnassienne ; ne l’appelait-on pas le « prince des Impassibles » ? Je n’avais jamais songé à mettre en question sa réputation d’indifférence glacée que les manuels scolaires ont contribué à entretenir après sa mort… J’avais pourtant dans ma bibliothèque les Poèmes barbares publiés par Lemerre en 18.., sans doute la même édition dans laquelle Christophe Carrère découvrit Leconte de Lisle – « La lecture de ce livre fut le plus grand choc esthétique de notre vie… », explique-t-il dans sa préface – et qui le décida à « se lancer dans l’aventure » de l’écriture d’une nouvelle biographie  : la dernière parue, celle de Pierre Flottes, datait de 1954, et une mise à jour s’imposait. C’est chose faite et fort bien, me semble-t-il. Le lecteur doit cependant s’armer de courage et de patience tant l’auteur veut être précis, méticuleux, et ne rien avancer qui ne soit étayé par un document : lettres du poète ou de ses amis, articles de presse, mémoires, etc. D’où, évidemment, un appareil de notes imposant, curieusement réparti à la suite des chapitres 3, 6, 9, 12 et 14, qui commande un ballet incessant et fastidieux des mains, un aller-retour de l’œil et, par conséquent, une déperdition de l’attention. Je sais bien que telle est la loi du genre dans l’édition depuis quelques années. Mais à défaut de mettre les notes en bas de page, n’aurait-on pas pu les regrouper à la fin de chaque chapitre concerné ? Et j’ai bien envie d’inviter le lecteur, dans un premier temps, à s’en passer pour mieux se laisser emporter par le récit de cette tragédie, au bout du compte, que fut la vie de Leconte de Lisle : « Il y a quelque chose du chêne foudroyé dans l’âme et le destin de Leconte de Lisle » (Pierre Flottes).

Christophe Carrère ne s’en cache pas, sa biographie est une « tentative de réhabilitation » de Leconte de Lisle : « Un être métissé, morcelé, fragmenté, brisé, un poète immigré, moderne parce que bigarré, pluraliste et nomade, à dimension universelle. » Il veut en finir avec « la légende, pourtant combattue depuis les origines par les amis du poète et par le poète lui-même, de l’impassibilité élitiste, de la condescendance olympienne  ».

« L’homme que j’étais n’aura jamais été connu », disait Leconte de Lisle de lui-même. Suivons pourtant Christophe Carrère dans sa tentative de lever le voile sur la double nature du poète, celle du « paria, proscrit des lettres françaises et de personnage créole tourmenté entre deux natures, la blanche et la noire, la libre et l’asservie, la républicaine et l’aristocratique, la parisienne et la saint-pauloise, la très secrète et la plus célèbre »… Il naquit à la Réunion, à Saint-Paul, en 1818, puis vint en métropole, à Dinan et à Nantes, où il passa dix années de son enfance. Il retourna dans l’île, qu’on appelait alors l’île Bourbon, en 1843. Puis il revint définitivement en métropole, sans avoir obtenu la licence de droit – tant espérée par ses parents – qui lui aurait permis d’exercer les fonctions de procureur du roi ou de juge auditeur au tribunal de Saint-Denis. Mais c’était la littérature qui l’attirait. « Adulte et une fois à Paris, le souvenir de son adolescence à la Réunion ne le quitta plus ».

De cette jeunesse romantique nous retiendrons deux épisodes  : le premier est l’amour de Leconte de Lisle pour sa jeune cousine, Marie-Elixène de Lanux, morte dans sa dix-neuvième année, huit mois après son mariage avec Pierre Baillif, et qu’il célébrera dans un poème, le Manchy : « Sous un nuage frais de claire mousseline, / Tous les dimanches au matin, / Tu venais à la ville en manchy de rotin, / Par les rampes des collines / (…) Maintenant, dans le sable aride des grèves, / Sous les chiendents, au bruit des mers, / Tu reposes parmi les morts qui me sont chers, / Ô charme de mes premiers rêves ! » Le second est la prise de conscience qui va, peu à peu, le conduire à l’anti-esclavagisme, c’est-à-dire sur les positions abolitionnistes de Victor Schoelcher. « En pratique, écrit Christophe Carrère, les exploitants exigeaient de leurs hommes une durée de douze heures de travail par jour. Réveillés à quatre heures du matin, les esclaves se rendaient aux champs sous les coups de chabouc du commandeur. » L’un des mérites du travail de Christophe Carrère tient à ce qu’il ne sépare jamais l’exposé de la vie affective et intellectuelle du poète des circonstances, c’est-à-dire de l’histoire politique et sociale de son temps. Son personnage est toujours en mouvement. Il veut montrer la formation et l’évolution des idées de Leconte de Lisle sans jamais tenter d’en résoudre les contradictions. En 1845, avant de s’embarquer pour Paris, le poète est « au fond de son coeur (…) alors plus que républicain ; il était un partageur égalitaire et non pas pour lui-même, mais pour le peuple qui souffrait, pour la masse que l’injuste répartition écrasait ». À cette époque, il est probablement déjà fouriériste et croit encore en Dieu. Il sera plus tard un anticlérical farouche, auteur d’un sulfureux Catéchisme populaire républicain (1871). Christophe Carrère explique bien comment le poète « avait cru trouver dans le socialisme le moyen de lutter contre les paradoxes de cette orthodoxie (catholique) qu’il avait vue s’épanouir dans la vie culturelle des créoles de Bourbon, et notamment chez sa mère, catholique fervente, qui ne s’était jamais attendrie du sort des esclaves aux oreilles coupées, aux mains tranchées, aux jarrets sectionnés (…) ». Et il ajoute : « Les destins de Leconte de Lisle et des révolutionnaires convergeaient. Ils voulaient résolument joindre leurs cris à ceux des ouvriers, ces esclaves modernes… » Peu à peu, Leconte de Lisle, « poète social », auteur de l’Hymne à Fourier, va s’éloigner de l’école, considérant que les idées du maître concernant les principes fondamentaux de l’art sont « ineptes ». Il s’insurge contre le dogme fouriériste. « Leconte de Lisle abandonna donc la poésie hellénico-philosophico- fouriériste pour s’orienter vers la route claire de la pure et simple beauté. »

On lira avec intérêt les pages que Christophe Carrère consacre à l’idéal socialiste du poète. Il nous montre son « personnage  » dans le pêle-mêle littéraire et politique de la seconde moitié du XIXe siècle. Il convoque une foule d’acteurs – grands et petits – qui vont jouer un rôle sur la scène de l’histoire, et quelques-uns dans la vie du poète : l’érudit Thalès Bernard, Émile Fage, « un jeune poète qui fréquentait chez Béranger », et surtout Louis Ménard qui « vivait dans le culte et l’étude de l’hellénisme ». C’est Louis Ménard, ami de Baudelaire, personnage étonnant aux talents divers puisqu’on lui doit la découverte du collodion et de la nitromannite (ancêtre de la nitroglycérine), poète et peintre, républicain, apôtre du polythéisme hellénique, que Leconte de Lisle choisit d’abord comme maître. Il suivit, nous dit Christophe Carrère, les théories de Louis Ménard mais en les dissociant : « Le polythéisme hellénique, et bientôt hindouiste, serait appliqué à ses travaux littéraires, et la volonté démocratique, à l’unique renouveau de la vie sociale. » Notre poète va reprendre l’étude du grec ancien et entreprendre la traduction d’Homère, « afin de mieux pouvoir s’en servir dans son œuvre propre ». Il faut savoir qu’il consacra beaucoup de temps à des travaux de traduction tout au long de sa vie – non seulement « pour découvrir l’alchimie du verbe antique pour en forger le sien », mais aussi pour vivre. Et Dieu sait si l’argent lui manqua tout au long de sa vie ! Ainsi s’épuisa-t-il à traduire Hésiode, les Hymnes orphiques, Théocrite, Eschyle, Horace, Sophocle, Euripide… Très vite, les chemins de Louis Ménard – qui rencontre à Londres Louis Blanc et Marx – et de Leconte de Lisle vont diverger. Pour notre poète, « il fallait renoncer à la politique qui (…) n’était pas faite pour les poètes ». Les masses sont stupides – comme les politiciens. « Je ne sais plus ce que nous avons à faire. La contre-révolution est installée au pouvoir… », écrit-il en septembre 1849. Il affirme : « Donnons notre vie pour nos idées politiques et sociales, soit, mais ne leur sacrifions pas notre intelligence qui est d’un prix bien autre que la vie et la mort… » Ainsi, après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, le 10 décembre 1848, à la présidence de la République française, Leconte de Lisle, découragé, abandonne la lutte : il s’empresse « de rejeter la responsabilité de l’échec non sur les méthodes employées par les siens, mais sur les masses elles-mêmes, ainsi que sur leurs chefs… », écrit Christophe Carrère. Il deviendra même un anti-communard virulent que Verlaine cessera de fréquenter pour cette raison…

Jean-Paul Sartre a laissé sur Ménard et Leconte de Lisle, dans L’Idiot de la famille, des pages remarquables que j’invite mes lecteurs à lire ou à relire : « Loin de le blâmer d’être entré – si peu – dans l’arène politique, il convient donc de le féliciter d’en être si vite ressorti. De fait, sa supériorité sur Ménard vient de la rapidité avec laquelle il a choisi l’échec […]. Leconte de Lisle ne subit pas l’échec à la manière de Flaubert : il le prend pour thème poétique et comme conversion à l’Idéal. » C’est ainsi qu’il va peu à peu, explique Christophe Carrère, « ne s’attacher qu’à la seule beauté qui fut à la fois moralement unique et esthétiquement multiple, celle de la forme ».

Je n’irai pas plus loin dans mon compte rendu tant est grande la richesse des informations littéraires et politiques que renferme cette biographie de Leconte de Lisle. Il me semble qu’on peut tirer profit à la lire non seulement pour aborder une œuvre poétique majeure de la littérature française mais aussi – et peut-être surtout – pour réfléchir sur les débats (ou leur absence ou leur pauvreté) politiques et littéraires de notre temps et le retrait d’un grand nombre d’intellectuels ou d’écrivains en France de la vie politique.

Mais, curieusement, dans ce livre, Marx reste dans la coulisse. En revanche, Anatole Lounatcharski semble inconnu à Christophe Carrère. La triste notoriété de Jdanov semble avoir recouvert de son ombre pesante celui qui fut le commissaire du peuple aux Affaires culturelles en 1919, dans le gouvernement de Lénine. Lounatcharski était aussi un critique littéraire avisé, intelligent, cultivé, non dogmatique. Cet amoureux de la littérature française (Douce France bien-aimée) nous a laissé, entre autres ouvrages, un livre, Silhouettes, dans lequel il évoque des écrivains français, aussi bien Rabelais, Voltaire, Chénier que Hugo, Proust, Anatole France, Flaubert ou son ami Romain Rolland, pour ne citer qu’eux… Mais il consacre une brève analyse à la vie et à l’œuvre de Leconte de Lisle qui me paraît fort intéressante. Après avoir reconnu que la poésie de Leconte de Lisle « appartient aux meilleures créations de la littérature française et de la littérature bourgeoise en général », Lounatcharski analyse « la passivité pessimiste de cet ancien socialiste » comme ce qui pouvait convenir « on ne peut mieux aux bourgeois, en proie à la haine et à la peur de la révolution. Il faut cependant que l’analyse marxiste élucide jusqu’au bout les contradictions ayant enfanté la tragédie de Leconte de Lisle et montre que cette tragédie est également un réquisitoire contre la bourgeoisie, contre sa culture, son art et sa science ». Il ajoute que cette vie et cette œuvre sont les produits « de la faillite des illusions romantiques petites- bourgeoises dans le contrat social ».

Dans son poème adressé Aux modernes, on lit : « sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin, / Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches / (…). Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches ». Cela est écrit en 1864 mais reste d’actualité en 2009…

Maintenant, allez-y voir vous-mêmes, lecteurs, lisez les Poèmes barbares et les Poèmes antiques.

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 7 AVRIL 2009

 

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