Brève n° 276
Une guerre totale dans l'Antiquité
Compte
rendu par Philippe-Jean Catinchi de : Les Guerres puniques, édition
et préface de Claudia Moatti, avec la collaboration de Michel Humm et Philippe
Torrens. Traductions collectives du grec ancien et du latin, Gallimard,
"Folio classique", 736 p., 9,40 €. Paru dans Le Monde, 23 mai
2009.
De
la lutte que se livrèrent, sur plus d'un siècle (264-146 av J.-C.), Rome et
Carthage - ces « guerres puniques », ainsi nommées car les Romains
désignaient leurs adversaires du nom latin de Poeni, il reste un mot fameux : « Delenda
est Carthago ». Si Caton, découvrant, lors d'une ambassade dans la cité
soumise en 153, son prompt redressement, plaida devant le Sénat romain la
nécessité de « détruire Carthage » - ce qui fut fait sept ans plus
tard -, il n'est pas sûr qu'en appel l'Histoire n'ait pas adouci le verdict.
Certes,
en condamnant la cité à disparaître, Rome effaçait plus qu'une ville, un empire
qui dominait jusque-là la Méditerranée occidentale. Mais la civilisation des
Carthaginois survécut à l'épreuve. L'historiographie elle-même, réduite à la
version des vainqueurs, n'a pas dévalorisé l'adversaire. Propagande pour
rehausser le prestige du vainqueur ? Pas si sûr quand on voit Cornelius Nepos,
contemporain de César, célébrer dans sa Vie d'Hannibal « le plus grand
général qui ait jamais existé ».
GLORIFICATION
DU PASSÉ
L'originalité
du volume composé par Claudia Moatti tient à la juxtaposition des trois
principales sources qui nous donnent à comprendre ce que furent ces guerres :
Polybe, un Grec emmené à Rome comme otage, où il entre dans la familiarité des
Scipions, ce qui en fait un témoin direct du dénouement ; Tite-Live, un Romain
enrôlé dans une campagne de glorification du passé romain destinée à asseoir la
geste augustéenne, et qui travaille de seconde main ; Appien, enfin, Alexandrin
favorisé par les Antonins, qui utilise Polybe pour préciser comment s'est opéré
le passage à la tutelle romaine : de son Livre africain vient la forte
évocation de Scipion Emilien méditant devant Carthage en ruines enfin vaincue,
sur le destin inexorablement funeste des cités et des empires.
De
ces trois récits, il ressort que ce conflit, initialement local, devient vite le
moment d'affirmation de l'impérialisme romain. De la maîtrise de la guerre sur
mer, qui conduit à la première défaite de Carthage (241), découle l'hégémonie
de Rome sur la Méditerranée occidentale, et, partant, l'idée que cette
domination passe par le contrôle de la péninsule italienne. D'où l'épopée
terrestre d'Hannibal, traversant les Alpes pour s'assurer de cet espace
décisif.
Plus
fondamentalement, les guerres puniques marquent la radicalisation de l'emprise
romaine. Plus d'alliances, mais des mises au pas avec la multiplication des
provinces asservies. Et sur le plan interne, le bouleversement des structures
économiques, la promotion des domaines qui deviendront sous l'empire les latifundia.
Guerre totale, sinon « mondiale », ce conflit marque ainsi une
inflexion décisive de Rome, vouée dès lors à son dessein impérialiste. De quoi
justifier la fortune posthume de Carthage, triste héritière de Troie.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 14 JUIN 2009