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Brève n° 292

 

Dialogue entre Périclès, un Grec moderne et un Russe, en 1764, selon Voltaire

 

Décembre 1764 traduit de l’anglais (dit-il…) in Nouveaux mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc., etc., quatrième [-huitième] partie, Genève, Cramer, 1767-1769. Texte repris par Thomas Efthymiou le vendredi 28 août 2009 sur le site info-grece.

 

Voltaire

Dialogue

 

Périclès, un Grec moderne, un Russe

 

Périclès

J'ai quelques questions à vous faire. Minos m'a dit que vous étiez Grec.

 

Le Grec

Minos vous a dit la vérité : j'étais le très humble esclave de la sublime Porte.

 

Périclès

Que parlez-vous d'esclave ? Un Grec esclave !

 

Le Grec

Un Grec peut-il être autre chose ?

 

Le Russe

Il a raison Grec et esclave c'est la même chose.

 

Périclès

Juste ciel ! Que je plains mes pauvres compatriotes !

 

Le Grec

Ils ne sont pas si à plaindre que vous vous l'imaginez : pour moi j'étais assez content de ma situation : je cultivais un petit coin de terre que le Pacha de Romélie avait eu la bonté de me donner ; et pour cela je payais un tribut à Sa Hautesse.

 

Périclès

Un tribut ! Voilà un étrange mot dans la bouche d'un Grec ! Mais dites-moi en quoi consistait cette marque humiliante de servitude ?

 

Le Grec

À abandonner une partie du fruit de mon travail, l'aîné de mes fils, et les plus belles de mes filles.

 

Périclès

Comment, lâche, tu livrais tes propres enfants à l’esclavage ! Vit-on jamais les contemporains de Miltiade, d'Aristide, et de Thémistocle !

 

Le Grec

Voilà des noms que je n'entendis prononcer de ma vie. Ces gens là étaient-ils Bostangis, Capigi-Bachis ou Pachas à trois queues ?

 

Périclès au Russe

Quels sont ces titres ridicules et barbares dont le son vient déchirer mes oreilles ? Je me suis sans doute adressé à quelque grossier Béotien, ou à un Spartiate imbécile !

 

(Au Grec)

Vous avez sans doute entendu parler de Périclès ?

 

Le Grec

De Périclès ! Point du tout … attendez … N'est-ce pas le nom d'un solitaire fameux ?

 

Périclès

Qu'est-ce donc que ce solitaire ? Etait-ce la première personne de l'Etat ?

 

Le Grec

Bon ! Ces gens là n'ont rien de commun avec l'Etat, ni l'Etat rien de commun avec eux.

 

Périclès

Par quel moyen ce solitaire est-il donc devenu fameux ? A-t-il, comme moi, livré des batailles, et fait des conquêtes pour sa patrie ? A-t-il érigé quelques grands monuments aux Dieux, ou formé quelques établissements utiles au public ? A-t-il protégé les arts et encouragé le mérite ?

 

Le Grec

Non, l'homme dont je veux parler ne savait ni lire, ni écrire ; il habitait dans une cabane où il vivait de racines. La première chose qu'il faisait dès le matin était de se déchirer les épaules à coups de fouet : il offrait à Dieu ses flagellations, ses veilles, ses jeûnes et son ignorance.

 

Périclès

Et vous croyez que la réputation de ce moine peut égaler la mienne ?

 

Le Grec

Assurément : nous autres Grecs nous révérons sa mémoire autant que celle d'aucun homme.

 

Périclès

O Destinée !... Mais, dites-moi, ma mémoire n'est elle pas toujours en vénération à Athènes ? Dans cette ville où j'ai introduit la magnificence, et le bon goût ?

 

Le Grec

C’est ce que je ne saurais vous dire. J'habitais un endroit qu'on appelle Sétines ; c'est un petit misérable village qui tombe en ruines, mais qui, à ce que j'ai ouï dire, fut autrefois une ville magnifique.

 

Périclès

Ainsi vous connaissez aussi peu la fameuse et superbe ville d'Athènes, que les noms de Thémistocle et de Périclès ? Il faut que vous ayez vécu en quelque endroit souterrain, dans un quartier inconnu de la Grèce.

 

Le Russe

Point du tout, il vivait dans Athènes même.

 

Périclès

Comment ? Il vivait dans Athènes, et il ne me connaît point ! Il ne sait pas même le nom de cette ville fameuse !

 

Le Russe

Des milliers d'hommes habitent actuellement dans Athènes, et n'en savent pas plus que lui. Cette cité, jadis si opulente et si fière, n'est plus aujourd'hui qu'un pauvre et sale bourg appellé Sétines.

 

Périclès

Puis- je croire ce que vous me dites-là?

 

Le Russe

Tel est l'effet des ravages du temps, et des inondations des barbares plus destructeurs encore que le temps.

 

Périclès

Je sais très bien que les successeurs d'Alexandre subjuguèrent la Grèce ; mais Rome ne lui rendit-elle pas la liberté ? Je n'ose pousser plus loin mes recherches, de crainte d'apprendre que ma patrie retomba dans l'esclavage.

 

Le Russe

Elle a depuis ce temps là changé plusieurs fois de maîtres. Pendant une certain période la Grèce a partagé avec les Romains l'Empire du monde ; Empire que ces deux puissances réunies n'ont pu conserver ; mais pour ne parler que de la Grèce, elle a subi tour a tour le joug des Français, des Vénitiens et des Turcs.

 

Périclès

Voilà trois nations barbares qui me font absolument inconnues.

 

Le Russe

Je reconnais bien un ancien Grec à ce langage. Tous les étrangers étaient à vos yeux des barbares, sans en excepter même les Egyptiens, à qui vous deviez le germe de toutes vos connaissances. J'avoue qu’anciennement les Turcs ne connaissaient guère que l’art de conquérir, et qu'aujourd'hui ils ne savent guère que celui de garder leurs conquêtes ; mais les Vénitiens et surtout les Français ont égalé vos Grecs à plus d'un égard et les ont surpassés à d'autres.

 

Périclès

Voilà une fort belle peinture ; mais je crains bien qu'il n'y entre un peu de vanité. Dites-moi, mon ami, n'êtes- vous pas Français ?

 

Le Russe

Point du tout je suis Russe.

 

Périclès

A coup sûr les habitants de la terre entière ont changé de nom depuis que j'habite dans l'Elysée : je n'ai pas plus entendu parler des Russes que des Français, des Vénitiens et des Turcs. Cependant les connaissances que vous montrez me font présumer que votre nation est très ancienne. Ne serait-elle pas un reste des Egyptiens donc vous disiez tout à l'heure de si belles choses ?

 

Le Russe

Non ; je ne connais ce peuple que par vos historiens : pour notre nation, elle descend des Scythes et des Sarmates.

 

Périclès

Est-il possible qu'un descendant des Sarmates et des Scythes connaisse mieux l'état de l'ancienne Grèce, que ne le connait un Grec moderne ?

 

Le Russe

Il y a tout au plus cinquante ans que nous avons entendu parler des Egyptiens, des Grecs et des Sarmates ; un de nos Souverains s'étant trouvé homme de génie, forma le dessein de bannir l'ignorance de ses Etats, et l’on vit s'y élever rapidement les arts et les sciences, des académies et des spectacles. Nous avons étudié l'histoire de tous les peuples, et notre histoire a mérité l'attention des autres peuples.

 

Périclès

J’avoue que pour produire ces sortes de métamorphoses, il ne faut dans un Prince que la volonté et le courage ; mais il est plus vrai encore que j'ai perdu bien du temps; j'espérais avoir rendu mon nom immortel, et je vois qu'il est déjà oublié dans mon propre pays.

 

Le Russe

Je vous dirai, pour vous consoler, qu'il est connu dans le mien, et c'est à quoi je suis bien sur que vous ne vous attendiez pas.

 

Périclès

J'en conviens : cependant je ne peux m'empêcher de regretter qu'Athènes ait oublié tout ce que j'ai fait pour elle. Allons, je vais me consoler avec Osiris, Minos, Lycurgue Solon, et tous ces législateurs et fondateurs d'Empires, dont les actions et les maximes sont comme les miennes plongées dans l'oubli. Je vois que la science est un astre qui peut n'éclairer qu'une partie du globe à la fois, mais qui répand sa lumière successivement sur chacune d'elles. Le jour tombe chez une nation, dans l'instant où il se lève sur une autre.

 

DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 16 SEPTEMBRE 2009

 

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