Brève n°
315
L’archéologie
turque
Post d’Alain Truong le 27 octobre 2009
Le plateau d'Anatolie
centrale, délimité au sud par le fleuve Kizilirmak (l'Halys des Anciens) et au
nord par la chaîne pontique, est le berceau de la civilisation hittite, qui
s'élabore vers 2000 avant J. -C. pour devenir un puissant empire au IIe
millénaire. A 35 km au nord de la capitale hittite (Hattusha), Alaca Höyük, la
"colline d'Alaca", fut de fait d'abord connue pour ses vestiges de
l'époque hittite ; mais des fouilles conduites à partir de 1935 mirent en
évidence l'occupation continue du site du IVe millénaire (époque
chalcolithique) au Ier millénaire avant J. -C. (époque phrygienne), et révélé
l'existence de somptueuses tombes appartenant à l'Age du Bronze ancien, au IIIe
millénaire avant J. -C. Parmi le riche mobilier découvert dans les tombes, des
"disques solaires" et des enseignes constituent un ensemble très
original.
Retracer l’histoire de
la découverte de ces tombes est également l’occasion de rendre un hommage
respectueux aux pionniers de l'archéologie turque.
La fondation de la
Société d'Histoire turque
Fondée en avril 1930
par Mustafa Kemal Atatürk, la Société d’Histoire turque fut d’abord un organe
de la Grande Assemblée nationale, avant de devenir en 1940 une association à
but non lucratif. Ses objectifs étaient précis : étudier l’histoire du peuple
turc et publier systématiquement les résultats de ses recherches. Dans ce
contexte, l’archéologie constituait un élément capital ; Halil Bey a très bien
exprimé l’esprit avec lequel la jeune Société s’investit dans cette discipline
: « Dans nos fouilles (…) on n’agit nullement en chercheur de trésor, mais on
poursuivit le but d’obtenir des résultats concrets quant à l’origine et
l’époque des découvertes (…), en les soumettant à un sérieux examen et en les
comparant avec des trouvailles similaires faites en d’autres lieux » (Arik
1937, préface p.10). La Société engagea sa première campagne de fouilles en
1935 sur le site d'Alaca Höyük.
Les précédentes
recherches
Dans la région
d'Alaca, le plateau, à mille mètres d’altitude, est dominé par la chaîne des
montagnes du Pont. La région était dans l’Antiquité beaucoup plus boisée, et
offrait un environnement fertile. La présence d'une source au pied du tertre a
dû commander la première installation sur le site.
En 1842, l'anglais
Hamilton publia au retour d’Anatolie la première gravure représentant la porte
des Sphinx d’époque hittite, encore debout. A sa suite, les savants se
succédèrent au Höyük, au cours de leurs expéditions d'Asie mineure en quête des
origines de l'art grec : Georges Perrot (1861) puis Ernest Chantre (1893-94),
dégagèrent les abords de la Porte des Sphinx, identifiant d'autres reliefs. En
1906-1907, Hugo Winckler et Makridy Bey, les fouilleurs de Hattusha, dont
l'étude monopolisait alors les recherches en Anatolie, entreprirent des
sondages à Alaca et repérèrent des niveaux plus anciens. Ils prélevèrent une
partie des reliefs de la porte pour les présenter au musée archéologique
d'Istanbul.
La jeune Société
d’Histoire turque voulut approfondir les recherches sur les périodes
antérieures : elle chargea Hamit Zübeyr Kosay, directeur des musées, et Remzi
Oguz Arik d'entreprendre en août 1935 des fouilles approfondies sur le site
d'Alaca Höyük.
La découverte des
tombes de l'Age du Bronze
Arik donna le premier
coup de pioche dans un secteur à la fois accessible et le moins élevé possible
par rapport aux fondations de la porte des Sphinx : la place du village qui
occupait alors une partie du tertre. A cinq mètres cinquante de profondeur,
après avoir mis au jour les niveaux moderne, byzantin, romain, phrygien et
hittite, il découvrit la tombe B (d'où provient l’aiguière n°3), première des
treize tombes qui allaient donner au site une renommée inattendue. La nature du
mobilier découvert montrait qu’il s’agissait de hauts personnages : chefs,
princes ou rois, ayant peut-être exercé des fonctions religieuses.
Les tombes se
répartissent sur quatre mètres de profondeur, certaines se chevauchant (la
tombe A' sur la tombe A). Elles se sont succédé dans le temps, même si une
réutilisation a été constatée dans au moins un cas. Combien de générations cet
exceptionnel cimetière a-t-il accueillies ? La question n'a pas été tranchée.
Quoi qu'il en soit, l'étude de la céramique a permis de dater les niveaux des
tombes entre 2500 et 2300 avant J. -C. , c'est-à-dire la fin de l'âge du Bronze
ancien.
Elles sont
exceptionnelles par leur mode de réalisation, la richesse du mobilier
funéraire, et les témoignages des rituels funéraires qui les accompagnent.
Des tombes à fosse
Alors qu’en Anatolie
les inhumations sont généralement en pleine terre ou en jarre (pithoi), les
tombes d’Alaca se rattachent au type de la "tombe à fosse", fréquent
dans l'Europe balkanique de l'âge du Bronze, qui consiste à creuser un puits
pour aménager en profondeur la chambre funéraire (bien qu’à Alaca le puits soit
très peu profond). Les treize tombes ont été réalisées de la même manière.
Après le creusement de la fosse (un rectangle de trois à huit mètres de long
sur deux à cinq mètres de large) sur soixante-quinze centimètres de profondeur,
le sol de la chambre était soigneusement préparé à l’aide de terre battue, ou
parfois d’un dallage de pierres plates. Les murs étaient renforcés de pierres
sèches.
Le mobilier funéraire
La tombe était occupée
par un seul individu, homme ou femme ; dans un cas, un homme et une femme
partageaient la tombe, mais avaient été inhumés à deux moments successifs. Dans
l’angle nord-ouest, le défunt était disposé en position repliée, sur le côté
droit, la tête à l'ouest. Il était vêtu, paré de bijoux et d'ornements :
diadème, colliers de perles en pierres semi-précieuses, bracelets, anneaux,
broches, épingles ; des objets luxueux étaient placés sur le corps ou le long
des flancs : vaisselle d'or et d'argent, armes (un poignard à manche
cressentiforme plaqué d'or dans la tombe C), miroirs en bronze, douilles
cannelées en or ou en argent, qui étaient vraisemblablement des manches de
sceptre ou de hampe. Parfois, des statuettes féminines en argent ou en bronze
étaient posées devant la face du défunt. A ses pieds se trouvaient un ou deux
coffrets de bois, dont seul le plaquage d'argent était conservé. Le reste de la
tombe était quasiment vide : cet espace était peut-être occupé par du mobilier
funéraire fait de matériaux périssables (bois, textile), qui n’aurait pas
survécu au temps.
Rites funéraires et
contexte culturel
Les tombes d’Alaca
étaient fermées par des poutrelles transversales posées sur les pierres
alignées tout autour de la fosse, puis recouvertes d’argile. A la surface de
ces poutrelles, qui s’étaient affaissées à l’intérieur, se trouvait des
témoignages de rites funéraires ayant eu lieu après l’inhumation : des
ossements de bovidés (crânes, pattes antérieures et postérieures) prélevés sur
l’animal avant consommation avaient été disposés par paires sur la tombe ; des
os et des crochets de boucher en cuivre indiquaient la tenue d’un repas
funéraire.
Près des ossements
furent découvertes des enseignes en bronze : les unes représentaient un cerf ou
un taureau debout sur un socle ; les autres étaient des cercles ajourés,
baptisés « disques solaires », et parfois décorés de figurines animales ou
d’anneaux mobiles. Ces objets atypiques permettent d’accéder à l’univers
symbolique de la population d’Alaca. Les taureaux et cervidés, présents dans
les mythologies anatoliennes du Néolithique à l’époque romaine, sont parfois interprétées
comme des effigies rappelant la fonction sacerdotale des défunts. En revanche,
les « disques solaires », parfois présents en plusieurs exemplaires dans chaque
tombe, auraient une valeur élémentaire, cosmique.
Le contexte de
découverte des enseignes ne permet pas de clarifier leur usage. Les fouilleurs
les mirent en relation avec les nombreuses poignées cannelées en or trouvées
dans les tombes, et proposèrent d’en faire les poignées et les décors de
baldaquins et de couches funéraires (la peinture de G. Chapman illustre cette
interprétation). Par la suite, les mettant plutôt en relation avec les dépôts
de crânes et de pattes de bovidés sur la couverture des tombes, W. Orthmann
proposa de les interpréter comme des éléments décorant un char, en se basant
sur des coutumes visibles dans des tombes transcaucasiennes du IIe millénaire :
les enseignes animalières se fichaient sur la caisse du char, tandis que les
disques décoraient le timon. Bien qu’aucun vestige de caisse de char n’ait été
retrouvé, cette interprétation est souvent retenue.
La culture d'Alaça
Höyük à l'Age du Bronze ancien
La géographie complexe
de l’Anatolie entraîne une disparité entre les différentes cultures du IIIe
millénaire. Pourtant, un même phénomène de concentration des richesses
s’observe aussi bien dans l’ouest (Troie) que sur le plateau central (Alaca,
Arslantepe). Comment expliquer cette prospérité à Alaca ? Deux phénomènes
principaux ont dû jouer un rôle : d’une part, depuis le IVe millénaire
l’organisation des communautés villageoises permet de gérer les surplus
agricoles (comme en témoignent les magasins des grands bâtiments fouillés à
Norsuntepe) et de produire un artisanat spécialisé ; d’autre part, l’importance
croissante du cuivre dans l’outillage à partir du IIIe millénaire amène les
régions riches en minerais à en organiser l’exploitation et le commerce : c’est
le cas de l’Anatolie, dont les gisements de cuivre, d’or et d’argent vont
rapidement approvisionner les demandeurs que sont la Mésopotamie, le Levant et
l’Egée. Il en découle la naissance d’un système de chefferie, dans lequel
l’ensemble des productions et de leur commercialisation est contrôlé et protégé
par une élite.
La somptuosité du
mobilier funéraire témoigne de cet enrichissement. A ce titre, la nécropole
d’Alaca, bien qu’exceptionnellement riche, n’est pas unique sur le plateau
central ; la nécropole de Mahmatlar et la tombe d’Horoztepe, découvertes
fortuitement au nord-est d’Alaca, relèvent de la même tradition de la tombe à
fosse, et ont livré du mobilier proche de celui des tombes d’Alaca : « disques
solaires », aiguières en or ou en cuivre, enseignes animalières (notamment un
très belle enseigne représentant un taureau, à Horoztepe).
Il s’agit donc d’une
culture aux coutumes funéraires homogènes, inhumant ses élites dans de riches
tombes à fosse. Mais à quelle tradition la rattacher ? La culture hatti, non
indo-européenne, semble occuper le plateau central au IIIe millénaire : elle
nous est surtout connue par l’intermédiaire des Hittites, Indo-européens
arrivés là peu avant 2000 avant J. –C., qui ont assimilé nombre de traditions
hatti (mythes, rituels et vocabulaire religieux). Par ailleurs on attribue à
cette culture la céramique trouvée à Alishar, Ahlatlibel, et Alaca.
Toutefois, les
caractères inhabituels des tombes d’Alaca (tombes à fosse, somptuosité) par
rapport aux traditions locales (inhumation en pleine terre ou en jarre, avec
très peu de mobilier) ont poussé les spécialistes à chercher également ailleurs
l’origine de ces élites : dans les différentes vagues indo-européennes qui se
sont succédées autour de la mer Noire aux IIIe-IIe millénaires pour se répandre
en Europe et en Anatolie. La structure de la tombe à fosse rappelle celle des
tombes du Kuban, à l’est de la mer Noire (dont Maikop est la plus célèbre),
ainsi qu’une partie des tombes du cercle funéraire B à Mycènes, où cette
technique semble intrusive, comme à Alaca Höyük. Ce phénomène montrerait que
les élites inhumées là sont indo-européennes, dominant des communautés qui ne
le sont pas. Cette interprétation, reposant sur la diffusion d’un modèle
funéraire, reste hypothétique.
Par ailleurs, le
mobilier d’Alaca montre que la région entretenait dès l’époque des contacts
importants avec la côte occidentale et le monde égéen. Certains éléments
présentent d’intéressants parallèles : les disques en bronze, interprétés comme
des miroirs, ressemblent beaucoup aux fameuses « poêles à frire » des îles
cycladiques (Syros). Ces contacts étaient certainement liés à l’exportation du
cuivre anatolien vers le monde égéen ; il semble que ce commerce ait été
particulièrement bien organisé, le long de routes caravanières dont Alaca Höyük
était une étape majeure, et dont le débouché portuaire était Troie (actuelle
Hissarlik).
Bibliographie
- ARIK Remzi Oguz, Les
Fouilles d’Alaca Höyük entreprises par la Société d’histoire turque : Rapport
préliminaire sur les travaux en 1935, Ankara (Publications de la Société
d’histoire turque, ser. 5, n°1) 1937.
- KOSAY Hamit Z., Ausgrabungen
von Alaca Höyük : Ein Vorbericht über die im Auftrage der Türkischen
Geschichtskommission im Sommer 1936 durchgeführten Forschungen und
Entdeckungen, Ankara (Veröffentlichungen der Türkischen
Geschichtskommission, ser. 5, n°2a) 1944, viii + 186 p.
- KOSAY Hamit Z., Türk
Tarih Kurumu tarafindan yapilan Alaca Höyük kazisi, 1937-1939/ Les fouilles
d’Alaca Höyük entreprises par la Société d’Histoire turque, Rapport
préliminaire sur les travaux en 1937-1939, Ankara (Türk Tarih Kurumu
Yayinlarindan, sér. 5, n°5) 1951, 202 p. , 207 Pl. , 9 plans.
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : 11 NOVEMBRE 2009